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Au-delà de la non-venue de Lázló Trócsányi


On ne le sait que trop bien, une carte blanche collective rédigée à distance et dans un laps de temps trop court est toujours comme un verre d’eau tiède avec une aspirine ; nos idées-clés s’y trouvent inévitablement un peu diluées par celles des autres, et le goût n’est que rarement exaltant. Sa force, cependant, est de fédérer une argumentation et d’en tirer la quintessence collective. Le défi d’écrire ce type de texte, à partir de points de vue et d’expériences très différents de ce débat, demeure néanmoins toujours complexe. Ainsi en fut-il, par exemple, pour trouver le juste ton. Dans quel style écrire quand, à la lecture du programme de la journée incriminée, il était évident qu’il y avait parmi les organisateurs du colloque beaucoup de collègues très engagés, hautement appréciés pour leur position de fond, dont nous partagions largement les idées ? Bref, on se trouvait dans une situation délicate où, vu les contraintes, il n’y avait pas de bonne solution, entre réagir au nom de la cohérence avec les valeurs de notre collectif et les dangers de précipiter un débat public mal engagé…

Nous avons tranché ensemble, convaincus que le conflit des idées est capital face aux intempestives logiques de consensus (Mouffe, Agonistique : Penser politiquement le monde Et aussi L'illusion du consensus). Persuadés de même que la qualité des personnes impliquées dans le débat nous permettrait à tous d’en rester au niveau de la disputatio des idées malgré les inévitables ressentis émotionnels de chacun.


Si, sur le fond, la chronique de Vincent Engel ou le texte post-évènement de Sophie Klinis rendent assez bien compte de mon point de vue personnel et de mes positions, d’autres éléments doivent, me semble-t-il, être ajoutés pour préciser pleinement mon analyse du problème.

Sur le sujet de la polémique (inviter ou ne pas inviter et dans quel cadre), mes positions ont toujours été très claires : je défends le principe d’un cordon sanitaire politique, au sein du monde académique, à l’encontre des ennemis de la démocratie, ceux qui bafouent les valeurs fondamentales de nos sociétés. Je suis évidemment conscient qu’au nom de la liberté d’expression ou de la vertu de la disputatio,d’aucuns contestent cette vision des choses. Je me souviens à ce propos de mes désaccords et débats avec mes collègues lors de la sortie de notre ouvrage commun « Un pays, deux langues ». Ceux-ci défendaient la posture du débat et reconnaissaient une part de vérité dans les problèmes soulevés par ces tenants d’une droite dure, voire même ceux soulevés par le Vlaams Belang. Le fameux : « vrai problème, fausse solution » pour faire court. De mon côté, j’ai toujours pensé que toute ouverture à ces idées était le début d’une pollution du débat et plus généralement d’une contamination ou, au contraire, d’une large aseptisation de la société. Huit ans plus tard, la N-VA est le premier parti de Flandre et défend les idées qu’on lui connaît par une politique populiste mais surtout des pratiques proches de l’extrême droite. Parallèlement, le Vlaams Belang ne se porte pas si mal, et les positions radicales communes à ces deux partis ont progressé dans la société flamande, voire belge. La corruption que je craignais a largement eu lieu et s’est banalisée. L’eau qui, il y a dix ans, semblait imbuvable, est devenue potable pour un grand nombre de nos citoyens.

Pour cette raison notamment, je demeure ainsi totalement convaincu de mes positions, et ce d’autant plus que l’émergence des médias numériques a amplifié cette nécessité d’une coupure. Je m’explique : si la relation entre journalistes et politiques ou entre académiques et politiques a longtemps été celle qui existe entre un pouvoir et deux contre-pouvoirs, donnant à la presse (liberté de la presse et protection des journalistes) ou aux professeurs d’université (liberté académique et autonomie des universités) une fonction critique à l’égard des politiques, la donne a changé. L’arrivée des médias numériques et surtout des réseaux sociaux a radicalement redéfini les relations triangulaires entre ces trois protagonistes. Je me concentrerai ici sur le double lien aux politiques.

En effet, si auparavant les journalistes avaient une emprise importante sur le politique dont il diffusait l’image, l’écornant ou la sacralisant, aujourd’hui, tweets et autres posts Instagram ou Facebook permettent de s’affranchir de cette relation et, dans le pire des cas, de la neutraliser. Plus encore, la dépendance des politiques a changé de nature : dans leur quotidien, ceux-ci sont d’abord assujettis à la logique des réseaux sociaux, qu’ils manient avec addiction. Ils rendent des comptes d’abord à leurs followers, pas tous avisés ou critiques, et répondent en liveet sans barrière à l’actualité en train de se faire, pour occuper l’espace médiatique. Ils gèrent dès lors leur image avec beaucoup plus d’autonomie qu’auparavant, et disposent d’un outil médiatique indépendant leur permettant de décrédibiliser ou relativiser les analyses journalistiques à leur égard. Ils répondent dès lors beaucoup moins aux exigences de rendre des comptes sur le fond, formulées par des journalistes informés et critiques.


Du côté des universitaires, de même, les politiques publiques ne s’inspirent plus nécessairement de leurs expertises tant c’est la dynamique émotionnelle du débat véhiculée par les réseaux sociaux qui a supplanté l’analyse rigoureuse des arguments dans la décision politique. Ce sont aussi les bureaux d’étude privés, plus malléables, qui ont émergé et deviennent peu ou prou les alibis scientifiques des politiques – le rôle ambigu des « experts » que dénonce Alain Deneault dans son essai sur La médiocratie. Je ne vous ferais pas l’injure de vous lister toutes les mesures de bons sens suggérées par pléiades d’universitaires qui resteront lettre morte car elles nuiraient à la carrière de certains de nos représentants. Je ne listerais pas davantage la pléthore de décisions prises, non sous le feu contraint des universitaires, mais des petits jeux politiques ou des conseils avisés venus du privé. Et ces universitaires auraient beau être unis et sortir publiquement, leur expertise serait relativisée ou dénigrée très rapidement à coup de messages sur Twitter, où ils n’excellent pas tous, et où rapidement se relaierait un affrontement de slogans et de coups de publicité émotionnelle éludant le fond du débat. Les projets politiques sont de moins en moins le champ de bataille des idées ; ils deviennent un enjeu d’images.


Bref, le monde politique, à tout le moins dans sa frange populiste, se cantonne de plus en plus à une liturgie de l’image de soi et non à des projets de société ou des résultats de terrain qu’ils engrangent tangiblement. Ces deux dimensions sont d’ailleurs de plus en plus dissociées dans les imaginaires des citoyens. Qui se rend compte vraiment que la politique d’un Franken limite gravement nos libertés fondamentales sous le couvert d’une politique anti-réfugiés violente ? Personne, hormis quelques ONG, académiques ou journalistes...

Dans ce contexte, l’enjeu de débattre avec un politique me semble de moins en moins capital ou central car il se résume hélas à ce que Sophie Klimis souligne comme une sorte de jeu de dupe... Là où l’universitaire cherche encore le débat d’idées, une large frange politique ne cherche plus qu’une légitimation, qu’à médiatiser des slogans simplifiés à 140 caractères et liés à une image, dans le seul but d’assurer sa réélection. Bref, on n’est plus dans le même monde.... Et dès lors toute tribune universitaire est devenue pour eux une occasion de médiatisation, de justification, mais pas de débat... Je me souviens encore récemment d’une parlementaire, que par ailleurs j’apprécie beaucoup, venue à une journée d’études au Parlement, prendre 5 photos, tweeter qu’elle y est, et repartir 30 minutes plus tard après avoir posé une question. Ce comportement n’est hélas plus l’apanage des extrêmes, même si ceux-ci en jouent à merveille ; il témoigne combien la logique médiatique que je dénonce ici s’est imposée comme une nouvelle norme du comportement politique : l’opportunité de faire un coup de buzzsur les réseaux sociaux, de se victimiser ou au contraire d’éluder les discussions de fond au profit de formules médiatiques. Ainsi, si Sophie Klimis a bien résumé les raisons du soutien à notre carte blanche, celle-ci se justifie aussi en creux par ce qui est, pour nous académiques engagés, le vrai nœud gordien : se relier au « peuple » d’une manière plus respectueuse de nos convictions. Si le mot « Peuple » est à manier avec précaution, l’intuition de Mouffe (Construire un peuple, pour une radicalisation de la démocratie) à cet égard me semble fondamentale. Même si ces modalités pratiques doivent être vigoureusement débattues.

Bien entendu je ne prêche en rien pour un populisme universitaire qui renierait le fondement même de notre démarche intellectuelle, de notre rigueur scientifique et la visée d’une recherche de vérité. Toutefois, dans le contexte que je brosse à gros traits, l’enjeu n’est certainement plus de discuter avec des individus qui, au fond d’eux-mêmes, ne se remettront pas en question. A contrario, il m’apparait que la priorité serait plutôt de viser ceux qui, par méconnaissance, facilité ou peur, soutiennent ce type de politiques et de projets de société nauséabonds. La question m’apparait dès lors bien plus : comment être audibles du grand public ? Comment être entendu pour le citoyen lambda ? Le tout n’est pas de quitter la tour d’ivoire, mais de pouvoir parler vrai avec ceux du dehors. Pouvoir s’entendre, dans les deux sens de cette expression. Les extrémismes de tous bords arrivent à tenir un discours qui percutent les consciences ; nous n’en sommes plus capables... Comment communiquer des idées et des analyses complexes de manière simple, à tout citoyen, quel que soit son niveau d’éducation, son histoire personnelle ou sa situation socio-économique ? Comment communiquer de manière suffisamment coordonnée, empathique et juste, pour porter dans les consciences et infléchir des analyses simplistes voire dangereuses ? Là est, me semble-t-il, le défi fondamental auquel nous faisons face. Ce défi révèle un enjeu émergeant majeur, une redéfinition du troisième lien : celui entre les académiques et les diffuseurs critiques que sont les journalistes. Cela se situerait un peu dans la lignée de ce que Gramsci dénommait les intellectuels organiques déterminés non pas par la nature de leur activité mais par le rôle qu’il joue dans la société (idées développées largement dans ces Cahiers de Prison). Et ce chantier est à l’arrêt depuis trop longtemps…


Cela dit assumer cette analyse que je viens de développer à gros traits est une chose, affronter publiquement des personnes qui sur le fond défendent les mêmes positions que soi, tout en empruntant une modalité de débat que je désapprouve, est autre chose. C’est l’impasse potentielle de déforcer au nom du débat d’idées le combat que nous menons ensemble. Et Vincent Engel de me rappeler aussitôt, et à raison, que la liberté d’expression est à ce prix de devoir l’assumer avec tous, même ses amis. Dans le cas qui nous occupe, si les organisateurs ont, de mon point de vue, fait une erreur, ou, à tout le moins, pris un risque que je n’aurais pas assumé au regard de mes analyses, qui n’en commet pas ? Certainement pas moi. Était-ce pour autant nécessaire d’aller si fort, et de cette manière-là ? N’ayant appris l’existence du colloque que fort tard, n’aurais-je pas fait mieux de me taire ? De contacter les organisateurs malgré mon agenda surchargé ? Je ne sais pas... Le présent débat montre probablement qu’entre nous, malgré nos errements et nos choix pas toujours adéquats, il y a des chances d’être vertueux. Si chacun des collègues (nous compris) impliqués arrive à remiser ses émotions au placard, ce qui n’est jamais simple, et à ouvrir ses points de vue de fond, nous avancerons collectivement. Si chacun arrive à bien distinguer les idées des personnes, ce qu’on envisage tous sans nécessairement y arriver chaque fois, alors il y aura un après cet évènement. Grâce à Sophie, grâce à Vincent, et sans doute d’autres qui viendront, je constate avec bonheur, qu’un après stimulant est déjà à l’œuvre.


Olivier Servais, Professeur d’anthropologie (UCL et USL-B)

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