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Aux Etats-Unis, le parti républicain est en train de s’assurer une majorité


Chronique rédigée par Michel Gevers (UCLouvain), publiée en primeur sur le site du Soir



Il y a vingt ans, Judy Bolden a passé 18 mois dans une prison de Floride. Depuis cette époque, cette femme noire est libre, mais elle n’a pas le droit de vote parce qu’elle ne s’est pas acquittée des frais de son procès. Ces frais, qui n’ont pas cessé de grossir depuis 20 ans, s’élèvent aujourd’hui à 53.000 dollars. Une somme bien évidemment impossible à payer pour elle. Ils sont 700.000 Floridiens à être ainsi privés du droit de vote, sur une population d’électeurs d’environ 14,5 millions. Ils ont tous été condamnés un jour à une peine de prison, parfois il y a très longtemps, et ils n’ont pas remboursé les amendes ou les frais de leurs procès. Il n’est pas difficile de faire de la prison en Floride lorsqu’on n’a pas la bonne couleur de peau, comme j’en ai été le témoin (1).


La suppression du droit de vote


Pour les personnes qui ont été condamnées à la prison en Floride, il est souvent difficile de savoir quelle est la somme qu’elles devraient payer pour récupérer leur pleine citoyenneté. Pour le savoir, elles doivent adresser une requête à la Cour de leur comté, ce qui engendre de nouveaux frais. Il n’est pas rare qu’elles apprennent alors que le comté a confié le recouvrement des dettes à une entreprise privée, et que celle-ci les a augmentées de 40 %. La procédure peut aussi entraîner la perte de leur permis de conduire, ce qui signifie généralement une perte d’emploi dans un État où 90 % des gens utilisent leur voiture pour aller travailler.


La suppression du droit de vote pour les personnes qui ont commis un délit date de la fin de la guerre civile lorsque, dans les États du Sud, les Blancs ont trouvé là un moyen facile de conserver le pouvoir. Alors que d’autres États ont renoncé à ces lois d’exclusion, la Floride les a maintenues jusqu’à ce qu’en 2018 les Floridiens votent à une écrasante majorité d’accorder le droit de vote à tous les condamnés qui ont purgé leur peine. Du jour au lendemain 1,4 million de Floridiens ont accédé au droit de vote. Mais c’était sans compter sur l’imagination des Républicains qui contrôlent le parlement de l’État. Dans l’année qui a suivi, ils ont voté une loi qui prévoit qu’une peine n’est définitivement purgée que lorsque la personne a payé toutes les amendes. Et revoilà donc 700.000 personnes à nouveau exclues du droit de vote.


Où l’on décourage les gens de voter


La suppression du droit de vote pour les personnes qui ont été condamnées est radicale. Mais de multiples autres méthodes ont été utilisées après la guerre civile pour rendre le vote très difficile pour les minorités de couleur. Le Voting Rights Act de 1965 avait essentiellement mis fin à ces méthodes, en mettant l’organisation des élections sous le contrôle du Ministre fédéral de la Justice dans les États qui rendaient le vote difficile. Mais l’arrêt Shelby County v Holder de la Cour Suprême de 2013 a redonné aux États le pouvoir d’organiser les élections. Nous renvoyons à notre chronique du 17 octobre 2020 pour les détails. Depuis la défaite de Donald Trump en novembre 2020, les États contrôlés par les Républicains se sont plus que jamais engouffrés dans cette brèche.


Il faut savoir qu’aux États-Unis, on ne vote pas le dimanche, mais le mardi. Les travailleurs doivent donc prendre congé pour aller voter, et le plus souvent ils ne sont pas payés pendant qu’ils font la file devant leur bureau de vote. C’est pour résoudre ce problème que des dispositifs ont été mis en place pour permettre aux travailleurs de voter sans que cela ne leur coûte trop: vote anticipé, vote par correspondance, dépôt du bulletin dans des urnes accessibles. Mais depuis un an, les États contrôlés par les Républicains ont passé de nombreuses lois mettant fin à ces dispositions, afin de rendre le vote plus difficile et de décourager les gens de voter, en particulier dans les quartiers où vivent les classes sociales défavorisées. La stratégie est simple: on supprime le vote par correspondance et on réduit fortement le nombre de bureaux de vote dans ces quartiers, obligeant ainsi les électeurs à perdre de nombreuses heures dans les files. En Géorgie on a même été jusqu’à criminaliser le fait de donner à boire ou à manger aux personnes qui font la file.


Le redécoupage des districts électoraux


À Sanford, en Caroline du Nord, Robert Reives Sr a été réélu sans interruption depuis 1990 dans son district, où il a toujours été le seul élu Noir. Mais il sait déjà qu’il n’a aucune chance d’être réélu en novembre prochain. Les Républicains sont arrivés au pouvoir et ont redessiné les frontières pour inclure dans son district suffisamment d’électeurs blancs pour rendre quasiment impossible sa réélection. La pratique qui consiste à manipuler les frontières des districts électoraux pour créer des majorités en faveur d’un même parti est appelée gerrymandering aux États-Unis. Elle a été initiée en 1812 par Elbridge Gerry, gouverneur du Massachusetts et est largement utilisée par les Républicains comme les Démocrates depuis lors.


Tous les dix ans, aux États-Unis, on procède à un recensement démographique, à la suite duquel les États procèdent au redécoupage des districts électoraux. Cette procédure a lieu en ce moment, et c’est la première fois qu’elle a lieu depuis l’arrêt Shelby County v Holder , qui a donné le plein pouvoir aux États pour opérer ce redécoupage hors de la tutelle du gouvernement fédéral. Les Républicains ont compris que cet arrêt de 2013 a complètement changé la donne pour le contrôle de la prochaine élection présidentielle. En effet, grâce à cet arrêt, les États ont retrouvé le contrôle de la procédure d’élection, de sa certification, et de la désignation des grands électeurs.


La stratégie du parti républicain


La stratégie développée par les Républicains, dans les États où ils sont majoritaires, repose sur deux piliers. Le premier consiste à pérenniser leur majorité dans les parlements d’État par le biais du gerrymandering et de restrictions du droit de vote des minorités. Le deuxième consiste à modifier les lois qui organisent la certification des résultats et la désignation des grands électeurs, en faisant en sorte que le responsable ultime de cette certification au niveau de l’État ne soit plus un haut fonctionnaire ou un juge, mais le pouvoir politique en place, c’est-à-dire le pouvoir républicain. En 2021, les Républicains ont modifié les lois électorales dans 19 États qu’ils contrôlent. Ils ont en mémoire le refus du responsable de la certification des résultats en Géorgie qui, tout en étant Républicain, avait tenu tête à Donald Trump pendant une conversation téléphonique d’une heure où celui-ci l’implorait de lui «trouver 12.000 voix», Biden ayant remporté la Géorgie par un écart de 11.780 voix. Si les nouvelles lois électorales adoptées en 2021 avaient été en vigueur en novembre 2020, il est quasiment impossible que Joe Biden ait été élu.


La menace d’une rupture de la démocratie est-elle vraiment sérieuse ?


On pourrait penser que les Démocrates utilisent de la même manière le gerrymandering dans les États qu’ils contrôlent, que toutes ces manœuvres partisanes s’équilibrent et qu’il n’y a donc pas péril dans la demeure démocratie. Mais il n’en est rien. Car la domination des Républicains sur les États, et en particulier sur ces «swing states» qui déterminent le résultat de l’élection présidentielle, n’a jamais été aussi grande depuis 30 ans.


Le pouvoir dans les États est constitué de la chambre, du sénat et du poste de gouverneur. Dans le jargon politique américain, on appelle «trifecta» la situation où un même parti contrôle les trois. En ce début 2022, 23 États sont sous trifecta républicaine, 14 sous trifecta démocrate, et 13 États ont des majorités divisées. À titre de comparaison, en 1992 seuls 3 États étaient sous trifecta républicaine, 16 sous trifecta démocrate, et 31 avaient des majorités divisées.


Plus significativement pour la prochaine élection présidentielle, les Républicains ont une trifecta dans les États clés que sont l’Ohio, la Floride et le Texas (remportés de justesse par Trump en 2020), mais aussi en Arizona et en Georgie (remportés de justesse par Biden). Ils contrôlent par ailleurs la chambre et le sénat au Michigan, au Wisconsin et en Pennsylvanie (qui ont voté pour Biden).


Et alors, Docteur? Est-ce grave?


La réponse est clairement oui. L’arrêt de la Cour Suprême de 2013 (2) donne ses pleins effets aujourd’hui, puisqu’on procède au premier redécoupage des districts électoraux depuis cet arrêt. Les États ne sont donc plus tenus de faire approuver leurs décisions de redécoupage, ni d’ailleurs l’organisation du dispositif électoral, par le ministre fédéral de la Justice. Et les associations qui veulent s’opposer à du gerrymandering qui viole tout principe démocratique ne peuvent plus s’adresser qu’à la Cour de leur État, qui est souvent aussi aux mains du parti dominant dans les États sous régime de trifecta. L’appel à l’intervention de la Cour Suprême est lui aussi voué à l’échec puisque, dans un arrêt rendu en 2019, cette Cour a décidé que la contestation d’un gerrymandering abusif ne pouvait plus se faire devant un tribunal fédéral.


Les Républicains ont donc bien cadenassé leur contrôle sur les élections américaines pour des décennies, en développant une stratégie consistant à pérenniser leurs majorités actuelles dans les États. Et aucun espoir n’est à attendre de la Cour Suprême. À l’heure actuelle, seuls 3 des 9 juges ont été nommés par des présidents démocrates (Clinton et Obama). Quant aux trois juges nommés par Trump, ils sont dans la cinquantaine. Dans une Cour Suprême où il est de tradition de rester jusqu’à sa mort et où certains ont souvent dépassé les 90 ans, ces trois juges sont des gamins, qui pourraient encore s’y trouver pour 40 ans.


Tout indique donc que, dans les années qui viennent, les États-Unis évolueront vers un État que l’on ne pourra plus qualifier de démocratique, parce qu’un nombre grandissant d’électeurs seront empêchés de voter, et que dans certains États les «grands électeurs» qui devront certifier la victoire du président élu ne refléteront plus les votes exprimés dans leur État. La stratégie du parti républicain, plus que jamais sous la coupe de Trump, est en train de se mettre en place aujourd’hui, presque en sourdine. Dans ces conditions, il faudra que les pays démocratiques européens se préparent à ne plus compter sur cet allié d’antan qui est en train de glisser doucement et pour longtemps vers un régime autoritaire, biberonné aux «vérités alternatives».



(1) En 1998, à l’occasion d’un congrès à Tampa, j’ai été amené à sortir de prison à 4 heures du matin, moyennant paiement d’une caution, un collègue américain d’origine indienne. Son crime: être brun de couleur et avoir rouspété parce que son hôtel l’avait mis dans une chambre fumeurs, alors qu’il avait réservé une chambre non-fumeurs.

(2) Cet arrêt a été pris par une Cour dans laquelle les juges nommés par des présidents démocrates avaient perdu leur majorité.

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