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Ave Europe: Moria(turi) te salutant!


Chronique rédigée par Sophie KLIMIS (professeure à l'Université Saint-Louis-Bruxelles), publiée en primeur sur le site du Soir



Dans la Rome antique, les gladiateurs qui allaient s’entre-tuer pour le seul plaisir des spectateurs saluaient ainsi l’Empereur: «Ave Caesar, morituri te salutant!». Aujourd’hui, les 12.700 réfugiés (dont 4.000 enfants, selon le HCR) du camp de Moria, ravagé par les flammes le 9 septembre dernier, sont bel et bien sur le point de mourir sur place, sacrifiés sur l’arène de la géopolitique européenne. Car personne ne veut d’eux. Sur l’île de Lesbos, les MAT (les forces anti-émeutes grecques) leur bloquent l’accès à la capitale, Mytilini. Alors, ils et elles errent sur les routes, dans les collines avoisinantes, ils se regroupent sur un parking de supermarché, sans aucun moyen de subsistance. Un camp temporaire sans douches ni matelas a été improvisé par le gouvernement grec, qui regrouperait aujourd’hui 9.000 personnes. Il y a parmi eux des porteurs du Covid-19. De véritables «bombes humaines», dans un contexte sanitaire critique, où les mesures d’austérité imposées à la Grèce depuis près de dix ans par l’Europe ont mis à genoux le système public des soins de santé. Cette situation invivable, l’Europe en est responsable, l’Europe ne veut pas l’assumer. Il faut dire et redire ces vérités qui donnent la nausée: le camp de Moria, comme tous les camps de réfugiés qui se pérennisent à nos frontières, est le résultat concret de la politique européenne de criminalisation et de rejet des réfugiés. Au mépris de la Convention internationale de Genève, qui ne vaut désormais guère mieux qu’une cocotte en papier, les États européens refusent d’accueillir celles et ceux qui fuient la guerre, la famine, la désertification. Au mépris de ce que les Anciens Grecs rangeaient parmi les injonctions de la Thémis, la loi divine: l’hospitalité envers quiconque arrive «chez nous». Au mépris de ce que le philosophe Aristote nommait la philanthropie: non pas apanage des bonnes âmes, mais degré le plus élémentaire de l’amitié (philia). Car la philanthropie, c’est cet «élan» solidaire naturellement ressenti par tout individu humain pour quiconque lui apparaît comme appartenant à la même espèce. Quand il n’y a plus de philanthropie, il n’y a plus d’humanité.


Bâti sur un ancien camp militaire d’une capacité de 150 personnes, le camp de Moria a pu regrouper jusqu’à 22.000 migrants. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. J’écris «regrouper» et pas «abriter» ni «accueillir». On les a parqués là comme des bestiaux. Encore Aristote: il ne faut pas confondre la communauté des citoyens avec le fait d’être situés dans un même lieu, «comme des bœufs». Parce que l’humanité des citoyens consiste à parler et à agir ensemble grâce à l’usage du discours et de la raison (logos), pas à se contenter de mastiquer au même endroit pour assurer sa subsistance. En les parquant dans des camps, où on les nourrit minimalement, l’Europe nie cette humanité politique des réfugiés. Mais ces derniers résistent: envers et contre tout, ils continuent à créer, bâtir, agir. À Moria, quelques jours avant l’incendie, des réfugiés avaient enregistré cette chanson, avec art et humour, pour diffuser les consignes de sécurité liées au covid-19. Le philosophe italien Giorgio Agamben a fait du camp le paradigme de la «politique» contemporaine, où l’état d’exception est devenu la règle. Certains lui rétorquent à juste titre qu’il est dangereux d’essentialiser de la sorte, car cela revient à nier la singularité socio-historique des contextes. Effectivement, le camp de réfugiés subsidié par l’Europe n’est pas le camp de concentration nazi. Nos gouvernements et la bureaucratie de l’Europe préfèrent laisser pourrir la situation à ses marges–quitte, comme à Moria, à ce que des réfugiés, à bout, se suicident ou fassent brûler le camp. Quitte à laisser des navires surpeuplés faire du sur-place au large pendant des jours et à attaquer en justice les capitaines qui auraient l’outrecuidance d’accoster sans autorisation sur leur sol (voir la criminalisation par le gouvernement italien des capitaines allemandes Carola Rackete et Pia Klemp, cette dernière risquant 20 ans de prison). Quitte à laisser les «polices» locales faire de la violence leur droit. Ainsi, les MAT grecs font régulièrement des «descentes» en ville, notamment à Athènes, débarquant à moto sur des places, dans des cafés, pour frapper des réfugiés. Stratégie de la dissuasion. Il est vrai qu’on ne peut pas les accuser de racisme: en 2010, c’était des retraités grecs qu’ils passaient à tabac et qu’ils gazaient lorsque ces derniers manifestaient contre l’austérité (1). Quitte, enfin, à signer un chèque en blanc de six milliards d’euros à Erdogan pour qu’il règle le problème. Et l’Europe ferme les yeux, car elle ne veut pas savoir comment il s’y prend.


On peut et on doit dénoncer sans relâche les conditions de vie catastrophiques de Moria et des autres camps en Grèce–mais en n’oubliant pas que ce pays européen, rendu exsangue par des mesures d’austérité reconnues extrêmes, disproportionnées et inefficaces par l’Eurogroupe même qui les lui avait imposées, n’a de surcroît pas bénéficié d’une telle «manne» de milliards.

Les réfugiés de Moria, tout comme les citoyens grecs, paient le prix fort de la lâcheté européenne, qui a conduit à «sous-traiter» la «gestion» de la migration en la «délocalisant» en Grèce et en Turquie… Et advienne que pourra! L’Europe et les réfugiés de Moria? C’est une histoire de comptes d’apothicaire entre nantis, où l’on se répartit ses «pauvres» (les mineurs non accompagnés) à doses homéopathiques (le «vous m’en mettrez une douzaine» de Kroll, qui stigmatisait l’annonce de Maggie de Block que la Belgique acceptait, dans sa grande mansuétude, d’accueillir 12 mineurs non accompagnés du camp de Moria). C’est l’histoire des trois petits singes qui se ferment les yeux, les oreilles et la bouche, en croyant qu’ainsi, le réel environnant ne pourra pas les toucher: «On en prend un petit quota pour avoir bonne conscience, et le reste… on ne veut pas savoir!» C’est une histoire de servitude volontaire, où l’on s’est paralysé sur l’échiquier international en se livrant à la menace toujours latente de «l’ouverture des vannes» du «flux» incontrôlable venu de la Turquie.

C’est une grossière et fatale erreur. Par notre responsabilité collective, nous rentrons dans l’ère où des gouvernements qui se disent démocratiques ne respectent plus les plus élémentaires droits humains et hésitent à prendre les mesures nécessaires à faire respecter le droit international. L’ère du retour en force d’une Real-Politik sans états d’âme.


(1) Ainsi de Manolis Glézos, grande figure de la résistance durant la seconde guerre mondiale, puis contre la dictature des Colonels, qui fut gazé lors d’une manifestation le 5 mars 2010, à l’âge de 88 ans. Quand on ne pratique plus ni l’hospitalité envers l’étranger, ni le soin et le respect des aînés, la barbarie est là et toute l’Europe ferait bien de s’en rappeler.

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