Carte blanche : L’invitation de László Trócsányi à l’UCL soulève des questions fondamentales

Une polémique universitaire en chasse une autre. Alors que la saga Ken Loach s’éteint à peine à l’ULB, c’est au sein et en dehors de l’UCL et de l’USLB que des voix s’élèvent pour dénoncer une invitation faite au ministre hongrois de la Justice du gouvernement Viktor Orbán de venir débattre de la fermeture des frontières et de la gestion de la crise migratoire. Et ceci au moment où les politiques migratoires du gouvernement hongrois, qualifié d’extrême droite par nombre d’observateurs, sont dénoncées par de multiples associations de défense des droits fondamentaux, et quand l’Union Européenne a ouvert une procédure d’infraction contre la Hongrie concernant certaines lois qui ne sont pas conformes au droit de l’UE.
L’académique et la liberté d’expression
Comme académiques, nous sommes les premiers à défendre la liberté d’expression. Celle-ci doit structurer notre ADN d’une pensée critique et sans bornes, acceptant que toutes les opinions démocratiques et les théories scientifiques puissent être soumises au débat public et contradictoire. Loin d’être une forme d’affaiblissement de nos institutions, les confrontations publiques nourrissent l’universitaire et le questionnent. Si nous assumons de nous soumettre à l’exercice du débat public sur les questions qui dépassent nos murs, notre attitude se doit d’être identique et sans concession quand la querelle exprimée nous concerne au premier plan. Et c’est en tant que tels qu’aujourd’hui nous portons hors de nos murs l’expression d’un malaise qui s’y répand. Un malaise qui interpelle, parce qu’il touche au cœur de nos missions.
Une politique dénoncée de toutes parts
Ce vendredi 4 mai, une journée d’études est organisée par l’Université St-Louis Bruxelles et l’UCL sur le thème des migrations, dans le cadre d’une Chaire Francqui organisée en collaboration avec des académiques de cinq autres universités belges (KU Leuven, UAntwerpen, UGent, ULiège et ULB). Or, l’un des invités importants de cette journée est László Trócsányi, qui non seulement fera une présentation sur le contrôle des frontières, mais qui en outre est invité à présider la table ronde finale sur le rôle du juge dans la procédure juridique migratoire.
László Trócsányi est un universitaire lui aussi, mais il est surtout le ministre hongrois de la Justice du gouvernement de Viktor Orbán. Faut-il rappeler que ce sont les attaques du gouvernement hongrois contre le système judiciaire qui ont motivé l’UE à entamer une procédure, jamais utilisée auparavant, de mise au ban de la Hongrie ? Que la politique anti-migrants de Viktor Orbán, que défend vigoureusement Trócsányi, a été dénoncée par de nombreuses associations de défense des droits de l’Homme, parmi lesquelles Amnesty International, dont les analyses ne sont pas suspectes d’être mal documentées ? Que la Hongrie, après avoir stigmatisé par une loi les ONG actives sur son territoire qui perçoivent des capitaux de l’étranger, est aujourd’hui en train de voter une nouvelle loi, « STOP SOROS », qui donne au gouvernement hongrois la capacité de dissoudre d’autorité les associations de la société civile jugées comme « soutenant l’immigration » ? Que, dans l’affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a condamné en mars 2017 le traitement inhumain et dégradant réservé aux migrants, parqués dans des « zones de transit », dans des conteneurs emprisonnant les migrants aux frontières extérieures du pays ? Que la Hongrie refuse obstinément de collaborer aux programmes de relocalisation d’urgence européens, nés pour tenter de gérer la crise européenne migratoire ?
László Trócsányi ne s’inscrit pas en porte-à-faux de cette politique. Au contraire, il la soutient vivement. Certes, au vu des invités et des organisateurs eux-mêmes, dont les positions sont largement aux antipodes du Ministre Hongrois, le colloque fait largement place à des idées contradictoires. Mais cette invitation pose des questions plus fondamentales nous semble-t-il.
De la porosité de notre société, du rôle moral de nos institutions
La porosité de notre société à la dissémination d’idées d’extrême droite ou liberticides augmente. Comme universitaires, nous constatons que nos institutions ne sont pas épargnées par ce mouvement. Chez nous aussi, l’évolution de la société, ou parfois simplement l’idée de demeurer ouverts aux dialogues avec tous les points de vue, rend aujourd’hui plus légitimes ou plus acceptables l’invitation de personnes qui, dans leurs actions quotidiennes, s’attaquent à l’État de droit. Alors certes dans le cas présent, il ne s’agit en rien d’une distinction d’institution, mais juste d’une invitation de collègues dans le cadre d’un colloque. Mais justement, quoi de plus banal, de plus habituel, pour un chercheur que l’organisation d’une telle journée. C’est une activité au cœur de notre métier, et qui dès lors nous touche tous, comme universitaires, car elle s’inscrit dans le quotidien de notre action.
Une responsabilité fondamentale
Or, le quotidien impacte nos imaginaires et façonne nos valeurs, certainement autant que les tweets ou les grands événements. Nous avons donc une responsabilité fondamentale dans notre activité d’académique, celle d’équilibrer liberté de pensée et de s’exprimer avec l’impérative obligation de ne pas menacer les idées qui fondent ces libertés, celles d’humanisme et de démocratie. Aux assises de nos universités, tout comme aux soubassements de la Belgique et de l’Union européenne, ces repères fondamentaux, patiemment mis en place, leur ont permis d’ériger un socle d’humanité sur les cendres des grandes guerres et de leurs exactions. Au fur et à mesure que le souvenir de ces atrocités s’efface dans les mémoires et que la société se clive sous les inégalités en nouvelle explosion, nous devons être attentifs à réaffirmer positivement ces valeurs et être vigilants à toute désanctuarisation de ce socle démocratique. Quel rôle alors assumer, en tant qu’universitaire, dans une société sans repères ? Comment poser un débat nécessaire sans fragiliser ce socle qui s’érode ?
Un sanctuaire
Pour nous, l’université doit continuer à assumer son rôle critique, son rôle sans concession face aux thèses extrémistes, aux idées xénophobes, aux tentations liberticides. Il ne s’agit pas de restreindre la liberté d’expression de personnes qui ont tout l’espace dans la société et les médias pour développer ces idées. Il s’agit d’affirmer que l’espace universitaire est un sanctuaire qui, s’il est un espace de libre et publique contestation, ne peut être celui de l’avilissement de nos repères fondamentaux.
Les universitaires étaient, et doivent rester, des garants moraux de notre société, qui sortent de leur réserve académique quand ces valeurs fondamentales sont en danger et qui établissent en interne les justes frontières : celles de la nécessité de développer, ou à tout le moins s’interroger, sur un cordon sanitaire en maintenant hors de nos murs toutes les idées qui menacent les droits fondamentaux et la dignité élémentaire de chaque individu et de la société.
C’est pourquoi, en tant qu’académiques, nous n’aurions pas pris le risque d’une telle invitation. Il s’agit d’un danger bien trop grand, car les politiques de relativisation du cordon sanitaire ont toutes, peu ou prou, amené à une dissémination accrue des idées des partisans de ces projets nauséabonds. Nous laissons le soin à nos collègues qui ont choisi d’assumer ce risque d’expliquer comment ils articulent la posture de penseurs critiques et engagés que nous partageons en commun et l’invitation qui fait l’objet de ce texte.