Updated: May 15, 2020

Chronique rédigée par Nicolas MARQUIS (Université Saint-Louis-Bruxelles), publiée en primeur sur le site du Soir
En d’autres temps et d’autres lieux, la situation extraordinaire que nous vivons aurait pu être lue à travers les prismes du patriotisme, de l’épreuve divine ou encore de la lutte des classes. Aujourd’hui, un thème est volontiers repris pour donner du sens à ce qui se passe: la résilience. Elle est cette capacité à redresser la tête après une épreuve douloureuse, cette «reprise d’un développement après une agonie psychique», comme le dit Boris Cyrulnik. Ses aficionados y verront un message d’espoir, et ses détracteurs une catégorie creuse. Il me semble que tous ne brossent qu’une partie du tableau, et que les usages de la résilience sont moins innocents qu’il n’y paraît. Il est piquant de noter que l’une des premières occurrences du terme de résilience en français est concomitante de la seule autre crise qui semble, aux yeux des économistes, soutenir la comparaison avec celle que nous vivons: le krach de 1929. En 1936, le Français Paul Claudel, alors ambassadeur à Washington, écrivait à son propos: «Il y a dans le tempérament américain une qualité que l’on traduit là-bas par le mot resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant exact, car il unit les idées d’élasticité, de ressort, de ressource et de bonne humeur. […] Et si quelques financiers se jetaient par la fenêtre, je ne puis m’empêcher de croire que c’était dans l’espérance fallacieuse de rebondir» (Claudel, 1965, p. 1.205).
Un terme de célébration
Rebondir après une chute que l’on croyait pourtant mortelle, voilà bien, comme l’ont souligné de nombreux commentateurs, une idée consubstantielle à l’American dream. 80 ans plus tard, ce que Claudel regardait avec amusement comme une bizarrerie exotique de WASPs pétris d’éthique puritaine, de psychologie populaire et de récits de la rédemption semble devenu notre pain quotidien, au point que la résilience soit devenue sujette à célébration dans quantité de tribunes, et même le nom de code de l’opération lancée par E. Macron pour lutter contre la situation créée par la pandémie.
Deux mantras complémentaires
La thématique de la résilience a certes été quelque peu aménagée en traversant l’Atlantique pour s’ancrer dans des contextes moins rompus à l’idéal du self-made-man. En déclarant que «la résilience, le fait de s’en sortir et de devenir beau quand même, n’a rien à voir avec l’invulnérabilité ni avec la réussite sociale» (Cyrulnik, 2001, p. 17), Boris Cyrulnik est l’un de ceux à avoir mené avec succès ce travail d’acculturation pour des sociétés historiquement organisées sur l’idée d’un Etat-providence. Mais qu’elle s’écrive en français ou en anglais, on retrouve dans la résilience ses deux mantras complémentaires, communs à beaucoup de thèmes présents aujourd’hui dans le développement personnel. Un, il y a, en chacun de nous, plus que ce que nous croyons. Deux, il est possible de se sortir de toute situation ou, à défaut, de transformer chaque malheur en ressource: «tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort». Ces idées sont aussi vieilles que le self-help (expression forgée au XIXe siècle par l’Anglais Samuel Smiles), elles changent simplement d’oripeaux – ceux des neurosciences ont beaucoup de succès aujourd’hui. Elles ont l’avantage d’être apparemment universelles: chacun.e, quels que soient son âge, son genre, sa fortune ou son état de santé possède ce que le neurologue Oliver Sacks a appelé un potentiel caché. Et plus profonde sera la crise, mieux celui-ci sera révélé. Ensuite, cela signifie que chacun.e, muni.e de ces ressources enfin accessibles, se trouve en position d’agir face au malheur et à la contingence: nous pouvons toujours y faire quelque chose.
La résilience est devenue notre imaginaire collectif. Ça ne signifie pas que tout le monde lit et adule Cyrulnik, mais que le type d’attitude qu’elle promeut est devenu aujourd’hui prestigieux, et sert à valoriser certains comportements individuels: agir à partir de ses propres ressources, croire en son pouvoir, ne pas baisser les bras et, surtout, ne pas passer pour une «victime».
Un commandement plus contraignant
Mais qu’en est-il dans une crise face à laquelle il est justement demandé à la plupart d’entre nous de ne pas agir, mais d’attendre? C’est ici qu’intervient un troisième présupposé moral de la résilience: face à ce qui nous arrive, même si nous ne pouvons pas y faire quelque chose, nous pouvons néanmoins en faire quelque chose. C’est peut-être là le commandement le plus contraignant. Un échec ne peut pas juste être un échec, il doit être l’occasion d’un apprentissage. Une perte de revenu ne doit pas être simplement une privation, elle doit aussi être une opportunité pour réapprendre le goût des choses simples. Un confinement ne doit pas juste être une pause imposée, il doit être, au choix, l’occasion de se découvrir de nouvelles passions, célébrer la relation avec ses proches désormais lointains, accomplir des projets jusqu’ici reportés, se découvrir une âme d’enseignant à domicile, travailler sur soi-même, apprendre la vertu de l’ennui – enfin, on trouvera bien de toute façon quelque chose à en faire. Plus encore, tout comme on n’est jamais résilient seul dans son coin, mais précisément parce qu’on en parle et on s’en fait le témoin, il s’agit aussi de raconter, photographier, filmer ce que nous faisons de notre confinement. Et vous, qu’avez-vous fait de votre confinement? Que pouvez-vous en dire?
Un fond romantique et rousseauiste
À l’instar d’autres thèmes largement répandus dans la littérature de développement personnel, la résilience et ses usages gardent également un fond très romantique et rousseauiste, en opposant les bonnes ressources (intérieures) insoupçonnées des humains, force de création et d’imagination, aux mauvaises contraintes collectives (extérieures) de l’environnement social, force de restriction. En temps normal, on a en effet surtout tendance à voir dans notre vie quotidienne l’ensemble des obligations qui pèsent sur nous: respecter un horaire, bien présenter, prendre soin des personnes qui dépendent de nous… La complainte fréquente qui en découle est celle du trop de contraintes et du manque de temps. On pourrait donc s’attendre à ce que, pour ceux dont les conditions (sanitaires, matérielles, relationnelles, économiques) de confinement ne sont pas trop difficiles à supporter, cette rengaine ne tienne plus vraiment: il y a maintenant plus de temps (ne fût-ce que celui gagné sur les trajets vers le boulot), et surtout moins de contraintes. Cela libère-t-il notre hypothétique créativité engoncée? Chacun.e jugera.
«Flemme» et procrastination
Je voudrais prendre ici un exemple dont je suis témoin direct: la situation des étudiants du supérieur. Un rapide tour sur les réseaux sociaux permet de constater que si la tonalité des premiers jours était à la réjouissance un peu incrédule («plus besoin de se contraindre à des horaires!», «j’ai toujours rêvé de suivre tel cours en pyjama», «je gagne un temps dingue à ne pas venir à l’unif!»), la prime confiance en ses capacités à tirer le meilleur parti de la situation a rapidement fait place à la plainte et au profond désarroi: beaucoup disent ne pas parvenir à se mettre au travail. On évoque la «flemme» et la procrastination. On manifeste de l’incompréhension par rapport à une situation dans laquelle, libérés d’une série de contraintes et pleins de bonne volonté, on a du temps en quantité, et qu’on ne parvient pourtant pas à traduire en qualité. D’autres sont bien plus compétents que moi pour interpréter ce type de comportements. Ce que je veux souligner ici est que cette situation inédite nous met brutalement face à ce que la thématique de la résilience considère comme un fait acquis: on aurait les ressources intérieures pour de l’auto- (nomie, gestion, contrainte…), face à l’épreuve, on peut y faire et en faire quelque chose. Ces ressources n’existent pas toujours, pas forcément. Prétendre que si on ne les a pas encore trouvées, c’est parce qu’on n’a pas assez cherché risque d’accentuer encore la charge morale chez celles et ceux qui, pour quelque raison que ce soit, n’y arrivent pas. De la même façon, ce qu’exprime le désarroi de ces étudiants, c’est que cette brèche dans notre ordinaire individuel et collectif (face à laquelle, faut-il le rappeler, nous sommes extrêmement inégaux) nous donne à voir que ce que nous vivons au quotidien sur le mode de la contrainte, ce à quoi nous sommes tenus, est également ce qui nous tient. On dira qu’en prendre conscience, c’est déjà être un peu résilient. Références:
Marquis, N. (2020), La résilience comme attitude face au malheur: succès et usages des ouvrages de Boris Cyrulnik, SociologieS. Marquis, N. (2014), Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, Paris: PUF. Cyrulnik, B. (2001), Les Vilains petits canards, Paris: Odile Jacob. Claudel, P. (1965), Œuvres en prose, Paris: Gallimard