Updated: May 15, 2020

Chronique rédigée par Nathalie FROGNEUX (professeure à l'UCLouvain), publiée en primeur sur le site du Soir
Au début du mois de janvier la parution du livre de Vanessa Springora, Le Consentement (1), a secoué le monde de l’édition parisienne. Elle a bouleversé également son auteure, mais aussi de très nombreuses lectrices et lecteurs, puisque le livre s’est rapidement vendu à près de 100.000 exemplaires.
L’étonnement de son auteure vient notamment du fait qu’elle n’y révèle rien, rien quant au contenu de leur histoire, puisque G. s’était déjà chargé de raconter par le menu l’ensemble de ses pratiques «avec» (mais il faudrait dire «sur») les adolescentes et les jeunes garçons. À l’époque, dans le milieu parisien des lettres, on l’a dit et redit dans la presse, les «minettes» étaient des fleurs à couper au tranchant de l’écriture raffinée. C’était admis, voire salué et primé au sein du monde des Lettres – alors même que c’était illégal. Cela relevait de la coupure aristocratique des écrivains de talent: la grâce de l’écriture planait bien au-dessus des questions morales et se justifiait abstraitement par elle-même.
Ainsi donc, au début du mois de janvier 2020, éclate ladite «affaire Matzneff». Pourtant, cette dénomination convient assez mal pour désigner ce qui s’est passé. Elle semble encore relever d’un vieux préjugé qu’elle vient bousculer, à savoir que l’écriture est avant tout une affaire masculine.
Enfermer G.?
Mais que s’est-il passé au juste lors de la sortie du Consentement? Springora avoue qu’elle voulait enfermer G. dans un livre et ainsi le prendre à son propre piège. Mais est-ce vraiment ce qu’elle a fait? Je ne le pense pas.
Cette démarche d’emboîtement des personnages et des écritures est sans doute davantage celle d’une autre auteure, Eve Ensler, qui sort la traduction française de son livre, Pardon (2), pratiquement au même moment et y «met en boîte» son abuseur. Elle propose elle aussi un récit autobiographique, en rédigeant une longue lettre qu’elle aurait aimé recevoir de la part de son père, décédé entre-temps, qui a abusé d’elle pendant de nombreuses années. Mais le procédé est très différent. Eve Ensler semble ici vouloir y dompter la logique que suivait son père en remontant le fil généalogique de sa violence à l’égard de la petite fille qu’elle était, sensible et vulnérable, pétillante et attachante. À l’époque, son père s’était emparé de la parole et avait perverti la langue en affirmant qu’il l’aimait. Viol d’un corps et d’une sensibilité qui passe par la violence d’une interprétation. Eve Ensler était sous son emprise et c’est son interprétation qu’elle semble vouloir redresser en passant elle-même par le regard de son père. Elle l’enferme donc en quelque sorte dans un récit pour s’en libérer dans un geste thérapeutique. Elle prend soin d’elle-même, mais aussi de lui en desserrant les nœuds de son emprise. Pardon, le titre assume manifestement la complexité de la démarche: est-ce son père qui s’excuse? Est-ce elle qui trouve la voie du pardon en retraçant les mécanismes interindividuels qui mènent à la violence? Son écriture se joue dans une relation, certes très asymétrique, violente et perverse, mais une relation que souligne précisément le titre. Comme elle l’a toujours fait depuis les Monologues du vagin, Eve Ensler donne en effet la parole à ses interlocuteurs, elle écrit des hétéro-autobiographies, puisqu’elle se raconte par les autres pour libérer la parole piégée, et chaque récit ouvre pour ainsi dire une porte pour sortir des violences. Springora, en revanche, prend sereinement la parole: son texte est limpide, franc, assuré. Elle est libérée lorsqu’elle publie son texte. C’est pour cette raison que son récit a creusé une brèche profonde. C’est moins G. qui a été piégé par le texte – il n’a d’ailleurs rien compris en y voyant de la malveillance – que Springora qui s’est échappée de la trappe. Il y est moins question de lui – qui tente encore de se repositionner au centre – que d’elle. Le public ne s’y est pas trompé.
Sincérité sans colère
En effet, ce qui rend le livre si percutant, c’est que Springora revient sur les événements avec sincérité et sans colère. Le livre s’appelle d’ailleurs Le Consentement. Titre qui apparaît lui aussi comme une interface, la marque d’une relation faussée, car à l’époque de ses 14 ans, elle pensait vivre un premier amour et était prête à se battre pour protéger cette relation qu’elle croyait assumer pleinement. C’était là toute l’ambiguïté de la perversion, car il s’agissait bien d’un consentement sous emprise d’une jeune fille fascinée par les atouts physiques, intellectuels et sociaux de son séducteur (seducere, ramener à soi). Elle est sous l’emprise et la fascination du monde littéraire parisien, de ses auteurs, de ses éditeurs et surtout des livres, qu’elle manipule comme des objets précieux. Lui de son côté, repère immédiatement le père manquant, la fragilité de la jeune adolescente. Le chasseur a jaugé sa «proie» (titre de la deuxième partie): elle est à sa portée. L’affaire semble entendue.
Un présuppposé en débris et en éclats
Or, le présupposé de cette histoire, est que les écrivains qui racontent des «histoires d’amour» peuvent en être les sujets héroïques, puisqu’ils en maîtrisent la narration et se trouvent face à des objets d’amour silencieux. Le présupposé de la rupture épistémologique ou aristocratique des lettres fait des «minettes», ces belles petites chattes, des objets stimulants pour la littérature, puisqu’il est acquis dans cet entre-soi confiné et ronronnant qu’elles n’écriront pas: elles sont honorées d’être mentionnées ou décrites. C’était d’ailleurs explicite entre eux: G. avait d’emblée monopolisé le rôle de l’écrivain et les rôles ne sont pas réversibles. Et voilà qu’au tout début de l’année 2020, ce présupposé vole en débris pour G, en éclats pour Springora, et de façon magistrale. Springora non seulement écrit, mais elle écrit remarquablement bien. Sans esprit de vengeance, sans malveillance, sans haine, avec une justesse qui impose le respect et l’admiration; avec la force de celle qui puise les mots dans des émotions complexes assumées, afin de donner sa version des faits, son point de vue.
L’objet est devenu sujet
Telle est l’équation rare qu’elle a réussi à établir. Contrairement à toutes celles et ceux qui après cette «emprise» (titre de la troisième partie) et cette «empreinte» (titre de la cinquième partie) d’un premier amour volé, violé, qui ne cesseront de lutter contre leur propre anéantissement et resteront coincés dans les cycles des paroles qui soignent, elle retrouve une parole libre. L’exploit n’est pas mince: elle aurait pu demeurer dans la blessure, développer un profond dégoût du monde littéraire et s’en éloigner, ou en rester à une écriture thérapeutique.
Une femme qu’on lit et qu’on écoute
Or, Springora prend le temps d’une parole posée, d’égale à égal; alors que G. pensait pouvoir parler seul dans ce milieu dont elle n’était que l’objet. Tandis que Gabriel se lamentait dans la nostalgie d’un grand amour perdu, elle a cessé d’être sa chose. Un «tu» en cage, tue en cage. Elle s’est accordé un «je» sans être sidérée par la logique de la réplique.
Elle est sortie de la classe «objet d’amour» et «objet d’inspiration littéraire» pour devenir l’interprète de sa propre histoire, l’auteure d’un récit socio-autobiographique qui relate sa propre trajectoire, mais aussi celle du milieu littéraire parisien qu’elle ébranle. En ce sens, elle bouscule les frontières de classes et peut apparaître comme une «transclasse», selon l’expression de Chantal Jaquet (3). Elle a quitté la classe des jeunes filles en fleurs que les hommes regardent, pour devenir une femme que l’on lit et que l’on écoute. Tout en assumant pourtant l’ambivalence de cette double position, car si elle est libérée de cette histoire, elle reconnaît qu’elle demeure pour elle un éternel présent figé: «j’aurai quatorze ans pour la vie. C’est écrit» (184). Elle se voit donc sans cesse obligée de déconstruire et reconstruire son identité à cause du piège dans lequel G. l’a coincée et dont elle est pourtant sortie magistralement.
(1) V. Springora, Le Consentement, Paris, Grasset & Fasquelle, 2020.
(2) E. Ensler, Pardon, trad. H. Esquié, Paris, Denoël, 2020. (3) Ch. Jaquet, Les transclasses , Paris, PUF, 2014.