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Embryons sur mesure: la question épineuse de l’édition du génome humain


Chronique rédigée par Jean-Aymeric Marot (Université du Luxembourg), publiée en primeur sur le site du Soir



Pour les juristes, l’embryon humain représente une pomme de discorde. Le sujet est vaste et régulièrement abordé sous des angles multiples: son statut moral, la reconnaissance de droits à son bénéfice, ou au contraire la crainte de son instrumentalisation et la réification de ce qui pour les uns représente déjà une personne à part entière, pour d’autres un simple amas de cellules organiques comparable à un tissu d’origine humaine, animent la littérature spécialisée. Si la teneur de ces discussions était jusqu’il y a peu essentiellement philosophique, les progrès réalisés ces dix dernières années en matière de biologie moléculaire ont changé la donne.


Des «ciseaux moléculaires»


En effet, en 2012, une équipe de chercheurs menée par les Drs Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier a mis en lumière une nouvelle technique d’édition du génome particulièrement efficace (1), qui permet notamment de modifier le génome humain. Dénommé CRISPR-Cas, ce système fonctionne en coupant l’ADN à un endroit précis afin de corriger certaines anomalies du génome susceptibles de causer des maladies. Bien que d’autres instruments comparables existent déjà depuis les années 1990, celui-ci étonne par sa précision, sa rapidité, sa facilité de programmation et son coût peu élevé, au point de rapporter à ses co-développeuses le prix Nobel de chimie en 2020.


Outil versatile dérivé du mécanisme de défense immunitaire des bactéries, le système CRISPR-Cas présente une foule d’opportunités pour la médecine moderne, tout comme il inspire la crainte d’une utilisation détournée à des fins néfastes. Technique novatrice aux effets controversés, c’est son application concrète à des embryons humains qui a éveillé l’intérêt du grand public.


Un scientifique dissident


L’origine de la polémique qui mit le feu aux poudres remonte au mois de novembre 2018. À la veille du deuxième Sommet international de l’édition du génome humain à Hong Kong, le biophysicien chinois He Jiankui annonçait fièrement au monde la naissance de jumelles génétiquement modifiées. Plus tôt dans l’année, He avait clandestinement mené une expérience au cours de laquelle il s’était servi de la plateforme CRISPR-Cas en vue d’altérer le génome d’embryons. Ceux-ci ont par après été utilisés pour induire des grossesses intra-utérines, avec le concours de participantes volontaires mais probablement mésinformées (2).


L’intention première (déclarée) du chercheur était de prévenir la transmission du VIH pendant la grossesse (les gamètes dont étaient issus les embryons provenant d’un père séropositif et d’une mère séronégative). L’essai clinique a cependant été réalisé dans le mépris le plus complet des règles d’éthique médicale et sur des bases scientifiques au mieux incomplètes, au pire franchement douteuses, alors même que des alternatives sûres, efficaces et reconnues existaient pour arriver au même résultat. En outre, l’expérience s’est avérée peu concluante: les experts indépendants ayant pu consulter le détail des résultats ont émis des doutes quant à son succès, et les modifications apportées au génome des jumelles pourraient même les priver de protection face à d’autres maladies. Les recherches de He et de ses collègues leur ont finalement valu une condamnation pénale en Chine, et ont été quasi unanimement dénoncées par la communauté scientifique internationale (3).


Une technologie qui divise


Dans le reste du monde, les autorités publiques s’interrogent sur la ligne de conduite à adopter. Certes, les États membres de l’Unesco ont réaffirmé leur attachement à la dignité humaine et aux idéaux démocratiques dans les Déclarations universelles sur le génome humain et les droits de l’homme (1997) et sur la bioéthique et les droits de l’homme (2005). Toutefois, ces concepts difficiles à définir souffrent de leur équivocité: les uns considèrent l’édition du génome comme moralement compatible avec le principe de dignité, tandis que les autres y voient une véritable menace.


En Europe, la Convention d’Oviedo sur les Droits de l’Homme et la biomédecine (1997) garantit dans les États qui l’ont ratifiée une protection minimale de l’embryon in vitro dans le cadre de la recherche. Elle dispose implacablement en son article 13 qu’une intervention «ayant pour objet de modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance». Si la Convention autorise donc, dans des cas limitativement énumérés, l’édition du génome de cellules non embryonnaires, les modifications intentionnelles induites par la main humaine et héréditairement transmissibles (comme dans l’essai de He Jiankui) sont prohibées en toutes circonstances.


Pour leur part, les instances scientifiques compétentes sont tiraillées entre l’espoir d’une offre de soins révolutionnaire et les impératifs de sauvegarde de la personne humaine. D’un côté, on s’accorde généralement à dire qu’il est objectivement souhaitable d’éradiquer la souffrance et la douleur liées à l’apparition de maladies héréditaires comme la mucoviscidose ou la dystrophie musculaire de Duchenne, pour prendre des exemples simples. De l’autre, le spectre de l’eugénisme plane sur les recherches des généticiens, sans compter les problèmes de fiabilité de la procédure ainsi que les questions éthiques qu’elle soulève.


Le cadre juridique belge


La Convention d’Oviedo n’a pas été ratifiée par la Belgique, qui dispose donc d’une marge de manœuvre relativement ample concernant la protection à accorder à l’embryon humain et les recherches scientifiques sur celui-ci. À ce titre, notre pays s’est doté dès le 11 mai 2003 d’une loi relative à la recherche sur les embryons in vitro, établissant un cadre souple et visant à maintenir tant la liberté que la performance de la recherche. Celle-ci a ensuite été complétée par une autre loi du 6 juillet 2007 relative à la procréation médicalement assistée (PMA) et à la destination des embryons surnuméraires (4) et des gamètes. L’arsenal législatif ainsi formé consacre la nécessité d’autoriser des recherches ou des interventions sur l’embryon, soit dans l’intérêt général, soit afin de mener à bien un projet parental concret, dans les limites établies par le législateur.


Au niveau institutionnel, la problématique est dûment prise en compte par le Comité consultatif de Bioéthique qui a publié un avis en septembre 2002 préparant la loi de l’année suivante (5), puis un autre avis en novembre 2005 spécifiquement axé sur les modifications géniques somatiques (n’entraînant pas d’effet sur la descendance) et germinales (transmissibles aux générations futures) (6). Une Commission fédérale pour la recherche médicale et scientifique sur les embryons in vitro a également été instaurée en 2006, chargée de missions diverses en lien avec la recherche et l’évolution de la législation sur les embryons.


Un dangereux précédent?


Faut-il donc s’attendre à une multiplication des interventions sur le génome humain dès le stade embryonnaire? Rien ne l’indique aujourd’hui. Le consensus international est toujours très globalement défavorable à ce type de manipulations, certainement à raison, au moins tant que leur innocuité n’est pas garantie avec un degré suffisant de certitude. L’altération du génome de ces embryons constitue-t-elle une violation de la dignité particulière qui leur est reconnue, voire un crime contre l’intégrité de l’espèce humaine? Ces mêmes accusations ont été formulées dans les années 1970, avant la naissance du premier «bébé-éprouvette», Louise Brown. Devenue un symbole de la médecine reproductive, la Britannique a elle-même accouché de deux petits garçons en décembre 2006 puis en août 2013, conçus par voies naturelles.



(1) Le génome est l’ensemble du matériel génétique d’un individu ou d’une espèce. L’étude en question est disponible gratuitement en ligne: M. Jinek et al., «A programmable dual RNA-guided DNA endonuclease in adaptive bacterial immunity», Science, vol. 337, nº 6096, p. 816-821.

(2) A. Regalado, « China’s CRISPR babies: Read exclusive excerpts from the unseen original research », MIT Technology Review, 3 décembre 2019.

(3) Sur l’ensemble de cette affaire, son contexte et ses conséquences: H. T. Greely, «CRISPR’d babies: human germline genome editing in the ‘He Jiankui affair’», Journal of Law and the Biosciences, vol. 6, nº 1, 2019, p. 111-183.

(4) Embryons en surplus, produits mais non implantés lors d’une PMA.

(5) Comité consultatif de Bioéthique de Belgique, Avis nº 18 du 16 septembre 2002 relatif à la recherche sur l’embryon humain in vitro.

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