Enseignement à distance: Loin des yeux, loin du cœur des missions de l’Université

Chronique rédigée par le comité de Carta Academica, publiée en primeur sur le site du Soir
Dans la liste des «occasions à saisir» apportées par le Covid-19, à côté du télétravail, l’e-learning (l’apprentissage à distance) et le blended learning (la multimodalité ou la pratique d’enseignement mixte, en présentiel et distanciel avec des technologies dites «nouvelles») figurent au sommet. Cependant, il s’agit là surtout de la poursuite d’un mouvement engagé depuis une dizaine d’années, malgré une résistance passive mais parfois ferme de la part d’une grande partie du personnel académique. Dans notre beau pays, certains recteurs ou rectrices enthousiastes, voire prosélytes, et leurs équipes investies de la mission de mise en œuvre du blended learning, pourraient donc bien chercher à tirer profit de la crise: un méchant virus, un confinement et trois mois de débrouillardise et d’improvisation en ligne imposées par les autorités et sans concertation avec les acteurs de terrain sauront-ils nous convertir à cette nouvelle mise en forme de l’enseignement supérieur? Le mécanisme politique à l’œuvre est bien connu: never waste a good crisis («ne jamais gaspiller une bonne crise») ou, encore, ce que Naomi Klein a nommé la shock doctrine. Puisque le «présentiel» conduit à transmettre plus sûrement des virus que du savoir, soyons «virtueux»–il est étonnant que ce néologisme ne se soit pas encore répandu plus vite et plus largement que le coronavirus qui en aura été le germe–, et fonçons: en avant toute, vers la virtualisation de l’enseignement supérieur!
Covidéo-conférence
Les mesures exceptionnelles et d’urgence décrétées face à la crise étaient justifiables vu la nécessité d’y répondre sans tarder, même si l’on peut en discuter. Il existait certainement des alternatives raisonnables: année blanche, usage unique de moyennes… Celles-ci furent néanmoins réduites à néant par des ukases unilatéraux (dé)limitant brutalement le possible. Mais aujourd’hui ces mesures changent discrètement de statut: dorénavant, on se met à les considérer dans certains cercles comme acquises et donc «normales», voire «bonnes». On vante/vend les nouvelles pratiques résultant d’un esprit d’initiative réactif face à une crise exceptionnelle, jusqu’à instaurer des prix et à les décerner aux enseignants qui les auraient intelligemment mises en œuvre, ce qui les transformeraient de facto en «bonnes pratiques» à reproduire didactiquement dans le futur. Le nouveau by default est arrivé: le blended learning. Avant l’événement Covid-19, la multimodalité nous était vantée et était intégrée par nos responsables académiques pour nous inciter à passer à l’enseignement digital à distance. Durant le confinement, les marchands du temple virtuel (Microsoft Teams, Moodle, Canvas, TestWe, Respondus, et autres Zoom) ont fait le forcing auprès des institutions d’enseignement afin de ne pas laisser se fermer la fenêtre d’opportunité (l’effet d’aubaine) que constituait pour eux la crise, visiblement pas perdue pour tout le monde. À coup d’offres alléchantes et «solidaires», il faut attirer, rendre dépendant, tirer profit. D’ailleurs, vu les «succès» loués par nos universités ces derniers mois, pourquoi ne continuerions-nous pas ainsi? Ces outils sont formidables et vont encore s’améliorer, ce qui veut dire que les compagnies qui les vendent trouveront un intérêt profitable à les bourrer d’applications–notamment des logiciels de surveillance et de contrôle, au mépris parfois du respect du droit à la vie privée–qui seront censées les perfectionner. On peut déjà voir arriver les versions 2.0 et 3.0, qui, chaque fois, causeront des dépenses et des problèmes nouveaux.
Un nouveau récit pour rassurer
Transformant les discours en action, certaines universités, avides tant du coup de com que de la volonté d’anticiper la gestion à venir, avaient déjà annoncé qu’un certain nombre de cours de l’année académique prochaine auraient lieu «à distance». Maintenant, face à la bronca d’une base académique remontée du fait de ces décisions non concertées, face aux voix qui se sont élevées après le choc de la conversion forcée pour réclamer la restauration d’une relation pédagogique digne de ce nom, c’est-à-dire la moins virtuelle et la plus incarnée possible, on change le récit pour nous rassurer: sur la base d’une analyse de l’évolution favorable de l’épidémie, la mixité semblerait faire sa réapparition. Certaines universités, mais assurément pas toutes, vont même jusqu’à annoncer un retour préférentiel au présentiel. Dans l’université transformée par le passage du virus, n’ayez crainte, il restera donc encore de la place pour du présentiel. Ceux et celles qui y tiennent pourront encore en prévoir, selon un dispositif dans lequel ils risquent néanmoins à l’avenir de devenir accessoires, voire exceptionnels. La prochaine occasion confortera le larron.
Des milliers de micro-procédures
Le déconfinement est pourtant ici encore à géométrie variable. Et pour certains programmes de spécialisation, en anglais surtout, le passage définitif à l’e-learning est déjà annoncé. Ne nous trompons pas: l’avenir de l’enseignement supérieur se joue maintenant et en temps réel, dans des milliers de micro-procédures que chaque enseignant.e doit observer pour que les étudiant.e.s soient informé.e.s à l’avance en toute transparence, et pour que la bureaucratie, toujours renforcée et devenue pléthorique, puisse contrôler la conformité des propositions des enseignants à la galaxie de règles anciennes et nouvelles. Des règles qui changent au rythme des soubresauts des politiques d’urgence, dont les processus décisionnels ne s’encombrent pas de concertation, de représentation ni de participation, et qui, toutes, sont triturées et interprétées de façon à privilégier l’usage de technologies.
Questionner, problématiser: la mission de l’université face à la logique marchande
Exiger qu’on réfléchisse sérieusement aux visées et conséquences (pédagogiques, scientifiques, humaines, psychologiques, sociales et économiques) du tournant technologique dans l’enseignement, nous vaut illico presto d’êtres tournés, enfants gâtés et privilégiés que nous sommes, en ridicules reliques d’un temps décrété depuis longtemps révolu. Soyons clair.e.s, nous ne sommes pas des technophobes. Nous voyons bien, dans les perspectives des nouvelles pédagogies, les aspects positifs d’une certaine utilisation digitale dans des cours qui pratiqueraient la coexistence des différentes modalités, le travail collaboratif et les outils de l’intelligence collective. Mais ce type de cours, loin d’être «industrialisé» est au contraire du «sur mesure», qui a un cout humain, technologique et financier, et qui prend du temps pour sa construction et son appropriation par l’enseignant. Nous pensons que l’e-learning ne peut se voir attribuer un rôle avant même que ne soit conçue la pièce dans laquelle il figurera. Et cette pièce, c’est celle de l’enseignement supérieur avec tout ce qui le caractérise, de l’éducation à la recherche, des espérances et revendications des étudiant.e.s à celles de son personnel, de l’autonomie de l’université à son rôle dans la société, la culture et l’économie. Pour nous, à première vue, le rôle de l’e-learning devra rester accessoire, si la pièce qui se joue veut être celle d’un enseignement supérieur digne de ce nom. Dire que la crise sanitaire actuelle impose le développement de l’e-learning est absurde. Ce dont l’université a besoin, ce ne sont pas de nouveaux outils; c’est d’une refonte complète, portant sur ses fins et ses caractéristiques singulières, qu’il s’agisse d’éducation et de recherche ou du rôle qu’elle doit, peut et ne doit pas assumer aujourd’hui. Il ne suffit pas d’être prêt à décerner des diplômes aux enfants de Trump et Musk, quand ceux-ci habiteront la lune ou Mars.
Une vision managériale de l’Alma Mater
Tout se joue donc maintenant, sans que l’on ait pris le temps de faire un bilan complet, scientifique, objectif et surtout pédagogique de ce que les circonstances ont rendu possible depuis mars. D’autant que cela implique nécessairement de faire également le bilan de ce qu’est devenue l’université depuis l’avènement de l’économie de la connaissance et la compétition exacerbée entre toutes les universités du monde que cette économie a engendrée, obnubilées qu’elles sont devenues par les fameux «indicateurs de performance» et autres rankings comparatifs. Penser que la digitalisation de l’enseignement supérieur puisse être une réponse aux problèmes posés par la transformation de l’université en guichet de distribution de diplômes, fabrique de publications et fonds d’investissement en innovation régionale, nationale et internationale, n’est pas digne du savoir qu’elle est censée produire et défendre. De même, on s’est trop longtemps résigné à voir nos universités contaminées depuis au moins trente ans par tous les traits de l’entreprise profitable et son jargon managérial qui transforme l’étudiant.e en client.e ou les services universitaires au personnel académique en business partners, sans oublier une communication de positionnement et de recrutement insipide et digne d’un célèbre limonadier. Nos universités surfent ainsi joyeusement sur cette immense vague de l’idéologie néolibérale de productivité et croissance illimitées, qui semble aller s’écraser droit dans un mur, que celui-ci soit climatique, financier, socio-économique, belliqueux, ou une combinaison de tout cela. Les signes se multiplient, qui témoignent des difficultés de survie des institutions dans une jungle kohlantesque, où, s’il n’en reste qu’une, mon université devra être celle-là. Épinglons la fascination pour l’anglicisation de cursus au risque de la perte de la diversité linguistique et culturelle, en général, et de la diversité des cultures et des traditions disciplinaires, en particulier (de la monoculture et de la pensée unique comme faillite de l’université). Mentionnons encore la propension immodérée à la proclamation et à la communication de sa propre excellence ISO-labellisée. Alors que, si toutes les institutions sont excellentes, aucune ne l’est, l’excellence nécessitant de sortir du lot–à moins de vouloir alimenter une course sans fin, sans faim mais jamais rassasiée.
Ce que cache mal l’engouement techno-prométhéen
L’expérience des signataires de ce texte et des nombreux collègues qu’ils ont pu questionner conduit à une conclusion: l’e-learning s’inscrit sans aucun doute dans la logique de la transformation de l’université en entreprise clef de l’économie de la connaissance. Sa promotion renforce la mécanique déjà enclenchée de globalisation de l’éducation supérieure et le nivellement de celle-ci par le jeu de la compétition prétendument libre. Rien d’étonnant alors que l’e-learning conduise à renforcer les inégalités économiques et sociales. Suivre un enseignement à distance dans des conditions correctes ne suffit certes pas à corriger tous les défauts de cette méthode, mais permettrait de bénéficier de ses apports. Et le problème est là: des conditions correctes. Qui en jouit? Une connexion stable et suffisamment puissante, pas trop partagée par d’autres cohabitant.e.s; une pièce calme; un équipement informatique suffisant… Non, la majorité des étudiant.e.s ne bénéficie pas de ces conditions, quand bien même les universités ont essayé, à leur mesure, de pourvoir à certains besoins matériels. Rien d’étonnant non plus à ce qu’il génère du stress et de la fatigue tant pour les enseignant.e.s que pour les étudiant.e.s, impactant lourdement l’apprentissage de ce qui ne touche pas strictement à la matière du cours, et qui constitue peut-être l’essentiel de ce que nous pouvons apporter à nos étudiant.e.s: la construction de problèmes, la réflexion, l’interaction, l’esprit critique et une prise en charge des conséquences. Enseigner-apprendre est un art, un artisanat relationnel, verbal et non verbal: il en va d’une pragmatique vivante dans laquelle les réflexes et tour-de-mains ne peuvent être acquis sans corporalité, même si celle-ci se joue exclusivement dans l’espace neuronal du cerveau (comme dans les sciences interprétatives). Nul.le ne devient sociologue ou juriste ou ingénieur.e ou médecin sans avoir été baigné.e avec un.e guide expérimenté.e, un.e tiers-instruit.e, dans la vie de la sociologie, du droit, de l’ingénierie ou de la médecine. Et ce problème n’est pas nouveau, comme en témoigne le nombre de fois que nous avons tous entendu que «le diplôme, oui, bien sûr», mais que nos diplômés ont toujours beaucoup–si ce n’est pas tout–à acquérir en passant «réellement» au travail. Personne d’entre nous n’a jamais engagé un chercheur sachant chercher uniquement parce qu’il/elle avait obtenu de bonnes notes.
La construction d’une identité
De l’autre côté, les jeunes ne se lancent pas dans des études supérieures uniquement pour emmagasiner du savoir et obtenir l’attestation certifiée de cet accomplissement. Les études sont aussi une expérience de vie fondatrice de la construction de l’identité, de l’apprentissage de l’autonomie de début de vie d’adulte et de la socialisation, grâce principalement aux échanges directs avec d’autres jeunes et avec les professeur.e.s. «No sex, no booze: how the move online will take out all the fun out of university» («Pas de sexe, pas de guindaille; comment le passage au virtuel va détruire tout le plaisir dans l’université»), titrait une carte blanche dans The Guardian, le 20 mai dernier. Nul.le ne deviendra par ailleurs un.e bon.ne ingénieur.e s’il n’a pas croisé sur sa route, pendant sa formation, des juristes, des sociologues et des médecins. Cet apprentissage-là, l’université «virtueuse» ne le permet pas. Pas plus qu’elle ne permettra la possibilité de construire la contestation du savoir institué ou la mise en mouvement politique–plus ou moins explosive–des étudiant.e.s, moteurs d’évolutions scientifiques, culturelles, politiques et sociales.
L’e-learning comme cheval de Troie
Inciter à l’e-learning suite à la crise du Covid-19 répond, comme la voiture électrique, les OGM ou la viande synthétique, à des aspirations strictement économiques biberonnées à une vision TINA («There Is No Alternative») du monde que partagent un grand nombre de chefs d’État et de patrons de multinationales, sans oublier une dizaine de milliers d’autres capitaines d’industrie et de gestionnaires publics, qui, à eux seuls, possèdent, contrôlent et manipulent le reste des 8 milliards d’êtres humains, ainsi que notre habitat à tous. Même si cette vision s’est fracassée sur la pandémie du Covid-19 où les invisibles étaient en premières lignes: éboueurs, infirmier.e.s, employés des transports publics, épiciers, maraîchers… Elle est bien là, l’écrasante vague sur laquelle surfent nos responsables universitaires. Continuer à grossir, grandir, croître en phagocytant les institutions concurrentes et en investissant l’espace global des étudiants à distance à coups de com et de marketing vantant le progrès techno-prométhéen, voilà le programme brut et brutal. Déjà, les grandes universités américaines ont créé edX, une association à but non lucratif, utilisant un logiciel open source, vouée à l’accès de tous les citoyens du monde à l’éducation prodiguée par des sommités. Dans une de nos universités, aujourd’hui déjà, un cours gratuit proposé par ce biais par un de nos brillants collègues, affiche fièrement: «Déjà 70.587 inscrits!».
Le risque de la pensée unique
Concurrent de la même niche, mais dans une optique purement commerciale, Coursera, est quant à elle une entreprise qui a déjà levé plus de 250 millions de dollars de capital à risque. Mais alors, pourquoi ferions-nous encore des cours nous-mêmes, si les meilleurs sont en ligne? Un cours à distance par matière pour tous les étudiants du monde? On voit poindre là le risque, une fois encore, de la pensée unique, mais aussi de la prolétarisation des académiques, dont, sous l’effet de l’austérité, on pourra faire l’économie, ou qui en seraient réduits, productivité oblige, au statut de horde de correcteurs. Cela semble déjà être le chemin qu’ont dû prendre de très nombreux postdocs enseignants au statut précaire, sans perspective de carrière, aux États-Unis, mais pas seulement.
Formation versus formatage
Dans cette vision de l’enseignement supérieur, on ne parle plus de formation, mais de formatage; plus d’apprentissage mais de rituel de passage; plus d’éducation mais de normalisation; plus de qualité mais de quantité; plus d’épreuves relationnelles mais d’évaluations unilatérales, et ainsi de suite, ad nauseam. Du côté de la recherche, la même tendance s’accentuera encore: la recherche aux finalités prédéfinies par leur rentabilité espérée risque d’occuper la totalité du terrain, avec le soutien des politiques scientifiques, qui bien sûr maintiendront quelques rares bastions de recherche fondamentale et gratuite–c’est-à-dire, selon cette vision, inutile–en guise de façade. Fast science = fast education, comme nous le rappelle l’épisode de la revue The Lancet qui a perdu sa crédibilité en voulant faire un scoop.
Ce ne sont pas cet enseignement et cette recherche que nous voulons. Ce n’est pas l’enseignement que nos étudiant.e.s attendent. Voilà ce qu’entendraient les recteurs et rectrices prosélytes et leurs spin doctors de la communication s’ils prenaient la peine d’écouter celles et ceux qu’ils sont supposés servir, celles et ceux qui veulent rendre une fois pour toutes à l’université l’une de ses plus nobles missions: aider la société à penser son avenir, au bénéfice du plus grand nombre, et pas au profit de quelques-uns.