Exclusion vs Réconciliation

Chronique rédigée par Marc UTTENDAELE (avocat au Barreau de Bruxelles, professeur de droit à l’ULB), publiée en primeur sur le site du Soir
Le lieu n’est pas ici de commenter la décision de la commission de vigilance du Parti socialiste d’exclure Emir Kir. Tout au plus faut-il noter que le bourgmestre de Saint-Josse paie au prix fort le lien qu’il a conservé avec sa communauté d’origine alors que nul ne pourra contester qu’il est un député de qualité et un bourgmestre compétent, très apprécié par ses administrés, bien au-delà de sa communauté d’origine.
Il apparaît aujourd’hui comme la victime collatérale et symbolique d’une problématique beaucoup plus large qui touche tous les partis. La tentation du double discours est récurrente. Côté cour, il y a le programme politique du parti. Côté jardin, il y a des murmures dissonants qui visent à capter un électorat en le brossant dans le sens du poil, quitte à contredire des valeurs affirmées avec force par ailleurs.
Des sympathies embarrassantes
Aucun parti politique belge n’éprouve de la sympathie pour le régime autocratique et liberticide de Recep Tayyib Erdogan mais plusieurs d’entre eux – et pas uniquement le Parti socialiste – accueillent en leur sein des candidats d’origine turque qui refusent de reconnaître l’existence du génocide arménien, qui saluent l’intervention turque en Syrie ou qui célèbrent le nationalisme turc. De même, nombre de partis défendent le principe de neutralité de l’État tout en accueillant en présentant des candidats qui n’hésitent pas, dans leurs contacts avec l’électorat ou sur les réseaux sociaux, à défendre des pratiques qui le contredisent, voire qui mettent en scène leur appartenance à un courant religieux.
Double discours
La dernière campagne électorale a démontré que le double discours était le fait de toutes les formations politiques. Un candidat MR, de premier plan, devenu aujourd’hui commissaire européen, filmé à son insu, ne voyait pas de raison d’interdire l’abattage rituel et Ecolo a dû prendre publiquement ses distances avec un tract distribué par certains de ses candidats, dont sa cheffe de groupe au Parlement bruxellois, qui visait à tolérer nombre de pratiques qui entrent directement en contradiction avec le principe de neutralité.
Effets délétères
La démocratie exige que chaque catégorie de la population puisse être représentée dans les parlements. La présence au sein de ceux-ci d’élus d’origine turque ou marocaine est donc un enrichissement et une nécessité démocratique. A un moment où la xénophobie latente gagne une partie importante de l’électorat au nord du pays, il faut le rappeler avec force. Avec la même force, il faut cesser de se voiler la face. Ce double discours, cette démagogie tolérée ont des effets délétères. Ils ont pour effet simultané de renforcer la ghettoïsation de la société et d’alimenter la xénophobie ambiante.
Réaffirmer des valeurs communes
Il est dès lors urgent que les partis démocratiques nouent entre eux un pacte moral et symbolique visant à réaffirmer des valeurs communes. Celles-ci impliquent, du côté francophone, la réaffirmation du cordon sanitaire, de la neutralité de l’Etat et de la primauté de la loi civile sur la loi religieuse. Il faut oser légiférer sur le port des signes convictionnels dans le respect du principe de neutralité et des convictions de chacun. Il ne devrait pas être malaisé de s’entendre sur le principe selon lequel tout agent public en contact avec les citoyens est astreint à une apparence absolue de neutralité. Il ne devrait pas être malaisé d’interdire des pratiques religieuses qui heurtent frontalement le bien-être animal. Cette initiative collective et courageuse dépolluerait le débat politique de la tentation permanente du double discours.
Réformer le système électoral
L’affaire Kir doit également être l’occasion de revoir, sur un point essentiel, notre système électoral. S’il est vital, répétons-le, que chaque composante de la population soit représentée au sein des assemblées parlementaires, il n’est pas moins important de veiller à ce qu’aucune d’entre elles ne puisse y être surreprésentée. Or il apparaît que les comportements électoraux ne sont pas identiques dans chacune des catégories de la population. Il existe, en effet, une tendance dans l’électorat d’origine étrangère à pratiquer un vote communautaire consistant pour l’électeur à exprimer des voix de préférence pour plusieurs candidats de la même origine que lui. Le mécanisme actuel de comptabilisation des voix de préférence est non seulement insatisfaisant, mais contraire au principe d’égalité et au principe fondamental d’un électeur = une voix. En effet, celui qui donne sa voix de préférence à dix candidats a dix fois plus d’impact sur ce que sera la composition de l’assemblée que celui qui n’en choisit qu’un seul. Dans la comptabilisation des voix de préférence, il conviendrait de diviser la voix exprimée par le nombre de candidats choisis. Dans l’exemple évoqué, les dix candidats pour lequel a voté l’électeur numéro 1 devraient recevoir 0,1 voix alors que l’électeur choisi par l’électeur numéro 2 recevrait 1 voix. Ainsi le principe d’égalité s’appliquera tant à l’électeur qu’à l’élu.
Assainir le débat démocratique
Cette simple réforme aurait pour effet de garantir l’intégrité du système électoral, d’éviter la surreprésentation de certaines composantes de la société au sein des assemblées parlementaires et aussi de diminuer l’impact du double discours ici dénoncé. Les partis politiques francophones sont aujourd’hui confrontés à un moment de vérité. L’exclusion d’Emir Kir ne doit pas être la cérémonie expiatoire par laquelle le monde politique s’exonère collectivement de sa responsabilité dans des dérives qui n’ont épargné aucune formation politique. Elle doit être un commencement et non une fin, l’occasion d’assainir le débat démocratique par l’affirmation de valeurs communes et l’éradication du double discours et des démagogies rampantes.