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Exit la confiance, vive la sécurité!


Chronique rédigée par Mark Hunyadi (UCLouvain), publiée en primeur sur le site du Soir



Quand on voit Trump nier jusqu’à aujourd’hui le résultat de la dernière élection présidentielle, ou Zemmour préparer les esprits à ce qu’il interprète déjà comme un vol de l’élection, on se dit que quelque chose ne tourne pas rond dans le royaume de la démocratie. Il y a quelque chose qui est en train de pourrir, ici, sous nos yeux. Le problème ne tient pas aux institutions elles-mêmes, et on a envie de dire: hélas. Car le mal est plus profond, plus insidieux que cela. Il touche non pas au fonctionnement des institutions démocratiques (qui, formellement, tiennent le coup), mais, plus fondamentalement, aux valeurs sur lesquelles elles reposent. Au premier rang de celles-ci: la recherche coopérative de la vérité, ou la volonté de trouver un consensus et de s’y tenir.


En effet, s’il est bien un acquis fondamental de la modernité démocratique, et ce, en gros, depuis la fin des guerres de religion qui avaient laissé l’Europe exsangue, c’est que les conflits doivent se résoudre symboliquement–c’est-à-dire par la discussion plutôt que par les armes. Principe exigeant, «idéal régulateur» comme disent les philosophes, mais suffisamment puissant et efficace pour que, par exemple, la construction européenne tout entière s’y adosse. Il est en outre éminemment générateur de confiance, car il permet aux citoyens de s’attendre légitimement à ce que les affaires publiques soient gérées dans le meilleur intérêt de tous.


L’identité plutôt que la vérité


Seulement voilà: la résolution symbolique des conflits suppose d’être d’accord de s’accorder, c’est-à-dire de coopérer à la recherche de la vérité, avec un petit v. Or, s’est progressivement imposée sous nos yeux, à bas bruit, une conviction d’une tout autre nature, selon laquelle ce qui compte, ce n’est plus tant la recherche de la vérité que l’affirmation de soi. L’identité plutôt que la vérité. Crier haut et fort ce que l’on est, clamer ce que l’on veut, penser ce qu’on pense et le faire savoir, voilà la grande affaire. Polarisation entre communautés irréductibles, fragmentation des revendications, populismes et fake news s’alimentent à ce même primat de l’identité sur la vérité: ne compte que ce qui me renforce dans mes convictions.


Ce qui, au-delà de toutes leurs différences, réunit ces forces divergentes, c’est précisément cette attitude de brutale affirmation de soi qui refuse toute transcendance à soi-même: je veux ou je désire quelque chose parce que je suis ce que je suis, point barre. J’adhère à une info non en fonction de sa vérité présumée, mais parce qu’elle me plaît et flatte ce que je pense, sucre pour mon cerveau. Il n’est pas question de former, de réinterpréter, de réévaluer mes aspirations spontanées en fonction d’autrui, ou en regard d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs. Chacun considère son désir ou sa volonté comme un fait brut qui cherche sa satisfaction comme la pierre tombe vers le bas.


Perte de confiance dans les institutions


Du coup, les attentes des individus envers les institutions démocratiques changent elles aussi de cap: il ne s’agit plus de s’attendre en confiance à ce que les institutions publiques œuvrent pour le bien commun, mais qu’elles satisfassent mes aspirations. Comme pour les assaillants du Capitole le 6 janvier dernier, le Cher Moi doit faire loi.


Face à une évolution sociétale d’une telle ampleur, on ne peut qu’être prudent lorsqu’il s’agit d’en analyser les causes. Une mondialisation qui s’impose à tous comme un destin; l’emprise de multinationales qui brouille les limites entre les pouvoirs publics et les puissances privées; la perte progressive de la souveraineté politique entamée dès les années 1980, marquée par l’emprise croissante de géants privés, mais aussi par une construction juridique européenne trop abstraite: tout ceci a assurément érodé la confiance de base des citoyens dans leurs institutions. Car cette confiance se nourrit de la conviction fondamentale que femmes et hommes politiques sont en capacité d’agir; or, ils et elles le sont, de fait, de moins en moins.


Inutile confiance


Mais un autre facteur, plus insidieux, contribue à cette perte tendancielle du taux de confiance. C’est l’emprise du numérique sur nos existences, qui renforce immanquablement cette tendance à l’affirmation de soi, qui est aussi une tendance à la satisfaction de soi. «Perte tendancielle du taux de confiance», cela ne veut pas dire qu’on serait devenus plus méfiants; cela veut dire plutôt qu’on a de moins en moins besoin de confiance. Dans un monde administré par le numérique, la confiance devient inutile , parce que le système prend en charge et exécute lui-même les désirs, à peine sont-ils exprimés. Il les réalise de la manière techniquement la plus assurée possible, c’est-à-dire en éliminant au maximum les risques de déception.


Le numérique se présente à nous comme un immense système de satisfaction, où tout le monde, du cueilleur de champignons à l’athlète de pointe en passant par le diabétique et le chercheur en philosophie, trouve son compte. C’est une réussite diabolique, en ce sens qu’elle enferme tout un chacun dans sa bulle de satisfaction (à l’origine, «diable» veut dire: qui sépare). Le numérique n’est pas une fenêtre sur le monde, mais monde lui-même, paramétré par d’autres; un monde au sein duquel l’individu–il ne faut jamais l’oublier–ne fait que répondre à une offre numérique . Sa liberté n’est jamais qu’une liberté de supermarché.


Sécurité versus confiance


Cela conduit à une forme de fonctionnalisme généralisé: non pas un fonctionnalisme où le système attribue à chacun sa fonction (comme dans la division du travail), mais où chacun attend du système qu’il remplisse la fonction qu’il lui attribue , et ce dans tous les domaines de son existence. Et le système est ainsi fait qu’il en est désormais techniquement capable.


Dans ce monde, chacun devient l’administrateur de son propre bien-être, pour sa plus grande satisfaction. L’exécution du désir et de la volonté est automatisée, pris en charge par les algorithmes. Plus besoin de confiance dans ce monde-là! La confiance y est remplacée par la sécurité. Les relations naturelles de confiance, et leur incertitude constitutive, sont remplacées par des relations techniques.


Parmi mille autres, une illustration spectaculaire: le bitcoin. Dès l’origine, le bitcoin a été explicitement conçu pour qu’il n’y ait plus besoin de faire confiance–aux banques, aux processus de paiements, aux banques centrales. Du point de vue de ses concepteurs, faire confiance est un inconvénient: autant donc éviter de devoir y faire recours. C’est le principe du bitcoin: des milliers d’ordinateurs ayant tout vérifié, toute transaction est parfaitement sûre, plus exactement: toute fraude deviendrait tellement coûteuse que plus personne n’y a intérêt. Résultat: la confiance «naturelle» liée aux échanges est remplacée par une sécurité technique à toute épreuve.


La philosophie, gardienne de la vie de l’esprit


Cette évolution marque un vrai tournant anthropologique et sociétal. Elle embarque tout sur son passage, y compris, donc, les valeurs qui sous-tendent la démocratie. Car elle renforce immensément chez l’individu la tendance libidinale à la satisfaction de soi, qui dès lors prévaut sur toute autre considération. Et elle renforce au passage son narcissisme cognitif, qui le pousse à préférer sa vérité à la recherche coopérative de celle-ci. L’individu trouve désormais d’autres communautés de confiance, des communautés affectives formées de ceux qui pensent et sentent comme lui. Individuel ou collectif, le cockpit numérique n’en est pas moins un puissant isolant.


La sécurité technique ne peut certes pas remplacer toutes les relations naturelles de confiance, sauf à ce que nous devenions des robots–auquel cas nous ne pourrions même plus nous en plaindre. C’est à la philosophie–la seule science qui envisage l’expérience humaine comme un tout–que revient la tâche éminente de montrer qu’un autre monde est possible, un monde où l’esprit humain, plutôt que s’encapsuler sur lui-même, puisse se confronter à ce qui le dépasse. C’est à la philosophie que revient de montrer que la vérité, la confiance, l’amour, et d’autres expériences semblables, irréductibles à la relation numérique, élèvent l’esprit parce qu’ils le transcendent.

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