Updated: May 15, 2020

Chronique rédigée par Sophie KLIMIS (professeure à l'Université Saint-Louis-Bruxelles), publiée en primeur sur le site du Soir
Alors que nous commencerions presque à nous habituer au confinement qui nous a été imposé, sans que nous ayons jamais été consulté.e.s sur cette question ni que la plupart d’entre nous ait trouvé cela problématique – état d’urgence oblige – il me semble qu’il faut prendre le temps de penser l’amont et l’aval de cette étrange situation dans laquelle nous sommes désormais plongé.e.s.
Avant la crise: vision à court terme et «rationalisations» du service public
Comment est-il possible que l’OMS n’ait pas tenu compte des avertissements lancés par Taïwan dès le mois de décembre? Et comment est-il possible que nos gouvernements aient dû réagir en n’ayant manifestement prévu aucun plan d’urgence en cas de pandémie virale, après les avertissements du Sras et d’Ebola? Mais Ebola, c’était un virus de pauvres, des milliers de morts en Afrique, ici, ça ne choquait pas plus que cela.
Plus précisément, des plans santé «épidémie» existaient bel et bien. Mais ils ont été battus en brèche par ces autres «plans» que nos gouvernements nous concoctent depuis des années. Ils ont pour nom, en novlangue néolibérale: «rationalisation du secteur public». En clair: restrictions budgétaires drastiques de tous ces biens fondamentaux mais «non marchands», non rentables par essence, puisqu’ils sont les réels piliers des communautés humaines que sont la santé, l’éducation, la culture, la justice.
Cela fait des mois que nos soignant.e.s manifestent et font grève pour dénoncer leurs conditions de travail de plus en plus inhumaines et les coupes drastiques dans les budgets des hôpitaux. Dans l’indifférence quasi-générale.
Pendant la crise: RAS néolibéral
Aujourd’hui, rien n’a changé. Les syndicats le dénoncent avec raison: notre Ministre de la Santé a refusé un financement exceptionnel des institutions de soin. Elle s’est d’abord contentée d’une solution de trésorerie: une avance d’un milliard d’euros sur le budget déjà prévu. Elle a ensuite agité le «susucre» d’une prime de 1.450 euros par soignant.e (proposition en stand-by à ce jour), tout en faisant la sourde oreille au cri d’alarme lancé par tous les hôpitaux bruxellois. Comme une réminiscence du «donnez-leur de la brioche!» de Marie-Antoinette. Le problème d’approvisionnement en matériel médical serait international et pas spécifiquement belge. Tragique évidence, pourtant mise en question par la destruction du stock de millions de masques achetés en 2009 à l’occasion de l’épidémie de H1N1, non remplacés par souci d’économie en 2019.
Mme De Block, auteur de ce «choix stratégique», porte donc une responsabilité indéniable dans la pénurie actuelle. Ce dont il lui faudra un jour «rendre des comptes».
La «reddition des comptes», la possibilité de démettre un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, si ce dernier était jugé problématique, était un principe clé de la démocratie athénienne. Benjamin Constant, qui n’était certes pas un chantre de la «démocratie radicale», exigeait lui aussi le contrôle continu des représentants…
Enfin, on soulignera que, comme trop souvent, nos gouvernements ont pensé en dernier lieu aux plus démuni.e.s, qui sont pourtant les plus exposé.e.s (personnes sans-abri, sans-papiers, prisonnières, etc.) et qu’ils n’ont proposé pour leur venir en aide que des demi-mesures. Et si les premières confiné.e.s furent nos aîné.e.s, c’était, semble-t-il, sans réaliser qu’on les condamnait pour beaucoup à mourir de solitude. Qui plus est, les seniories comptent aujourd’hui parmi les principaux foyers du virus, où des soignant.e.s désemparé.e.s doivent chaque jour voir la mort en face, sans masque d’aucune sorte. On demandera encore: quelles solidarités les pays du Nord seront-ils en mesure de témoigner à ceux du Sud, quand le virus flambera sur tout le continent africain? Comment affronter la pandémie dans ces mouroirs de la honte que sont déjà les camps de réfugié.e.s? Invisibilisée, la détresse des migrant.e.s est pourtant plus aiguë que jamais: refoulé.e.s de France vers l’Italie où l’épidémie fait rage, «parqués» comme des animaux dans des lieux confinés, sans aucune mesure de protection contre le virus, ou au contraire abandonnés sans aucune infrastructure d’accueil, comme à Lesbos, où des familles nouvelles arrivantes dorment à même le sol, en s’abritant sous des rochers, pour cause de quarantaine imposée par l’État grec.
Entre la liberté et la sécurité, faut-il nécessairement choisir?
La question centrale est ici double: pourquoi nos gouvernements n’ont-ils pas fait leur priorité absolue de conjoindre l’efficacité dans la lutte contre la pandémie et le maintien de la démocratie, c’est-à-dire non seulement des libertés individuelles mais aussi du pouvoir souverain du peuple? Et, en miroir, pourquoi nous sommes-nous soumis.e.s à cette suspension de nos acquis démocratiques, sans même penser à questionner sa légitimité?
Aujourd’hui, en Italie, l’armée est dans les rues pour faire respecter le couvre-feu. En France, le Président Macron a fait voter l’état d’urgence sanitaire par le Parlement. En Hongrie, le Parlement a ratifié la motion qui autorise opportunément le Premier ministre Orban, peu connu pour son respect de l’État de droit, à gouverner par décrets pour une durée indéterminée. Ce type de mesures accroît encore le pouvoir du gouvernement et dépossède un peu plus du sien le Parlement, censé être le premier représentant de la souveraineté du peuple.
Et chez nous? J’ai entendu à la radio un journaliste faire état très candidement d’entreprises privées ayant mis leurs «services» à la disposition de l’État: l’une, pour la possibilité de suivre à la trace les personnes infectées grâce à la géolocalisation par smartphone interposé; l’autre, pour un logiciel de reconnaissance faciale basé sur une banque de données de plusieurs milliards de visages; et telle autre, encore, pour le perfectionnement des caméras qui nous surveillent désormais partout dans l’espace public, et qui seront équipées de détecteurs thermiques. Et voici que la dictature chinoise commence à être admirée pour ces mêmes pratiques de surveillance de masse que nous condamnions hier. On nous dit que ce sont des mesures exceptionnelles. Et surtout, mot magique, qu’elles sont prises pour assurer notre sécurité. On nous dit: There is no alternative. Ça ne vous rappelle rien? Pourtant, Rousseau, déjà, avait posé le dilemme: «entre la liberté et la sécurité, il faut choisir». Des ami.e.s de bon sens me rétorquent qu’il est logique que l’Exécutif, en tant que responsable de l’ordre public, puisse prendre la main dans les situations d’urgence. Que les restrictions massives, voire la suspension des droits fondamentaux que l’on connaît actuellement sont défendables, au nom du droit (encore plus) fondamental à la vie et à la santé, et pour autant qu’elles soient limitées dans le temps.
Pourtant, la Constitution belge interdit la suspension des droits fondamentaux en temps de paix. L’état d’exception que nous vivons de facto est donc anticonstitutionnel, car aucune disposition légale ne l’a prévu a priori. On pourrait aussi se demander pourquoi on a imposé le confinement général plutôt que le dépistage systématique de la population, comme à Taïwan; pourquoi on a créé un climat d’angoisse et de suspicion de «chacun contre chacun» dans l’espace public.
Après la crise: le temps de notre vigilance et de notre responsabilité démocratique
Qui nous dit que ces mesures liberticides et antidémocratiques ne continueront pas, d’une manière ou d’une autre, à s’appliquer une fois la pandémie endiguée? Car nous nous y serons habitué.e.s. Et puis, nouvelle pandémie, un jour ou l’autre, à nouveau, il y aura. Et l’urgence écologique ne le justifiera-t-elle pas dramatiquement, à court ou à moyen terme?
Qui nous dit que l’état d’urgence ne va pas être le terrain d’expérimentation d’une nouvelle «normalité»? Celles de «rationalisations» économiques encore plus drastiques, d’une surveillance permanente, d’un enseignement à distance généralisé?
Qui pourra veiller à nous préserver d’un monde où l’on aurait appris à se passer du lien humain vivant? Qui, sinon nous-mêmes? Il est urgent de commencer à nous poser ces questions et à imposer ensemble les réponses que nous voulons leur donner, en citoyen.ne.s du monde responsables.