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L’argent est mort


Chronique rédigée par Yves Moreau (KULeuven), publiée en primeur sur le site du Soir



Ces derniers mois, plusieurs Ovnis ont traversé les pages financières des journaux: le cours du bitcoin dépasse les 50.000 euros en avril pour ensuite retomber à la moitié en juillet; le Salvador annonce que le bitcoin y sera légalement reconnu comme monnaie; un jeton non fongible du premier tweet du fondateur de Twitter est vendu pour 2,9 millions de dollars. Ci-dessous, nous allons un peu démystifier ces nouvelles qui seraient juste du charabia si ce n’étaient les sommes d’argent astronomiques engagées. La valeur–virtuelle–de l’ensemble des bitcoins était en effet de mille milliards d’euros à son pic d’avril et aujourd’hui, elle est encore égale à deux fois le produit intérieur brut de la Belgique.


Le bitcoin est une cryptomonnaie. C’est un système de transactions financières qui consiste en un registre public de toutes les transactions jamais effectuées. Un peu comme si un registre géant de tous les extraits de comptes du monde était disponible publiquement. À ceci près qu’une personne peut contrôler de nombreux comptes (appelés «adresses») et que lien entre une adresse et l’identité de la personne qui la contrôle n’est pas public. Le problème majeur d’un registre numérique est qu’il serait a priori facile de le manipuler et de tromper ses utilisateurs. C’est un rôle majeur des banques que de garantir minutieusement l’exactitude des virements de monnaie traditionnelle. Pour le bitcoin, un astucieux système de signatures cryptographiques permet de «transférer» des bitcoins d’une adresse électronique à une autre en écrivant cette transaction dans le registre de façon quasi infalsifiable. Chaque personne peut vérifier par un jeu de signatures cryptographiques que la copie du registre qu’elle obtient via internet n’a pas été falsifiée. Si quelqu’un crée une fausse copie du registre pour transférer un même bitcoin deux fois, une des signatures cryptographiques sera incorrecte et la copie manipulée sera rejetée par la personne qui le reçoit. En théorie, plus besoin des banques comme intermédiaires pour garantir l’intégrité des transactions.

Un travail dantesque

La résistance de ce registre à la fraude dépend de supercalculateurs qui résolvent de futiles casse-tête cryptographiques. La vérification du registre est triviale, mais sa création est dantesque. Pour créer un registre correct, il faut que des millions d’ordinateurs coopèrent pour résoudre une série de problèmes mathématiques sans autre utilité que d’empêcher la création d’un faux registre par des faussaires isolés. Des chercheurs de l’université de Cambridge estiment qu’à ce jeu-là, les calculateurs du réseau bitcoin consomment aujourd’hui à peu près autant d’électricité que les Pays-Bas.


Aucune banque centrale ni aucune réserve d’or ne garantissent la valeur d’un bitcoin. Voici dix ans, le prix d’un bitcoin était de 5 centimes d’euro. En avril, ce prix avait été multiplié par un million. Mais qu’est-ce qui peut bien faire la valeur d’un bitcoin? Même si le bitcoin représente un tour de force algorithmique génial, ses limites techniques en font un bien piètre moyen d’échange économique: aujourd’hui très peu de biens–sauf certains illégaux du «dark web» ou les rançons des pirates informatiques–sont payés en bitcoins. Par contre, ses caractéristiques–dont une rareté garantie et une contrefaçon extrêmement difficile–en font un fantastique objet spéculatif. Comme aucun actif tangible ne sous-tend sa valeur, le cours du bitcoin correspond à un instant donné à ce que ses investisseurs pensent que les autres investisseurs sont prêts à payer pour un bitcoin. Le bitcoin, c’est la substantifique moelle de la spéculation. C’est le baron de Münchhausen qui s’extrait avec sa monture d’une fosse marécageuse rien qu’en tirant sur les languettes de ses bottes!

La folie des spéculateurs

Cette situation n’est pas sans rappeler le marché de l’art où le prix d’un Da Vinci d’origine douteuse correspond à ce qu’un oligarque russe imagine qu’un prince saoudien sera un jour prêt à débourser pour le racheter. Ce qui nous amène à l’émergence des jetons non fongibles (NFT, non-fungible token). Basé sur des principes similaires au bitcoin, un NFT peut être considéré comme un certificat digital unique quasi infalsifiable. Via un NFT, on peut ainsi vendre une œuvre d’art numérique. Alors qu’une image numérique est reproductible pour un coût infinitésimal, un certificat digital NFT devient unique par la magie des signatures cryptographiques qui l’assigne à son propriétaire du moment, et qui est le seul à pouvoir le transmettre à une autre personne (tant qu’il ne perd pas sa clé cryptographique). Pourquoi s’encombrer d’une vieille croûte fragile, éventuellement manufacturée par un faussaire ou estampillée par des experts véreux, alors qu’on peut être certain de l’authenticité d’un NFT? Un NFT d’un collage de 5.000 images de l’artiste numérique Mike «Beeple» Winkelmann a ainsi été vendu chez Christie’s pour l’équivalent en cryptomonnaie de près de 70 millions de dollars (le prix d’un beau Monet). De même, le patron de Twitter a vendu au bénéfice d’une œuvre charitable son tout premier tweet aux enchères pour 2,9 millions de dollars: le très mémorable «just setting up my twttr» («j’installe mon compte Twitter»). Ce NFT donnera à son heureux propriétaire le droit de revendre son précieux certificat unique et infalsifiable à qui voudra bien l’acheter…

Le caractère arbitraire de l’argent

Ces exemples ne sont pas seulement révélateurs de la folie des spéculateurs comme on la connaît depuis la bulle des tulipes de 1637 en Hollande. Ils révèlent aussi le caractère fondamentalement arbitraire de l’argent. Nos «vraies» monnaies, comme l’euro ou le dollar, ne sont depuis longtemps plus garanties par des réserves d’or (dont la valeur n’est finalement en grande partie que celle qu’on veut bien lui prêter). Les monnaies classiques ont pour collatéral essentiel le monopole de la violence par l’État qui accorde cours légal aux billets et pièces de cette monnaie (on ne peut refuser de les accepter comme paiement) et qui oblige le paiement de l’impôt dans cette monnaie. Le système des banques commerciales et centrales vise à assurer la circulation et la stabilité de la monnaie. Au cœur de ce système, il y a la confiance dans le système. Si cette confiance s’évapore, c’est la ruée sur les banques et l’effondrement de la monnaie. Or, ce problème est encore plus aigu pour les cryptomonnaies car elles n’ont pour seul collatéral que leur quasi infalsifiabilité et une rareté arbitraire. Il y a pour l’instant environ 19 millions de bitcoins. La quantité de nouveaux bitcoins créés est divisée par deux tous les quatre ans, et il n’y aura suivant le protocole actuel jamais plus de 21 millions de bitcoins en circulation, dans un siècle environ.

Les Incantations technologiques selon Paul Krugman

Cependant, même un critique féroce du bitcoin comme Paul Krugman, prix Nobel d’économie, a annoncé il y a quelque temps sur Twitter et dans le New York Times qu’il renonçait à prédire l’effondrement imminent du bitcoin. Il a comparé les adeptes du bitcoin à une secte basée sur des incantations technologiques et un idéal vaguement libertarien (qui veut arracher le contrôle de la monnaie des mains des États), mais qui sera sans doute éternellement capable de recruter de nouveaux adeptes. Pour lui, le bitcoin ne remplit pas les trois fonctions de l’argent: être un moyen d’échange, une réserve de valeur et une unité de compte. Pour être une unité de compte, il faut que cette unité serve d’étalon pour mesurer la valeur des transactions. Mais quasiment personne ne libelle des biens en bitcoin. Elon Musk a annoncé pendant quelques semaines, avant de se raviser, que vous pourriez payer une Tesla en bitcoins–mais son prix était fixé en dollars. Le bitcoin ne s’en sort pas mieux comme moyen d’échange. Pour l’instant, le réseau bitcoin ne peut traiter que cinq transactions par seconde au niveau mondial. Imaginez un peu le chaos des emplettes de Noël… (les informaticiens s’affairent cependant à proposer des solutions.) Et si on vous vole vos bitcoins en piratant votre ordinateur, il n’y a aucune banque où aller demander d’annuler ces transactions. La police et la justice auront bien du mal à savoir qui se cache derrière l’adresse 3FZbgi29cpjq2GjdwV8eyHuJJnkLtktZc5 où vos précieux bitcoins auront été envoyés. Le bitcoin n’est également pas une réserve stable de «valeur». Son prix peut fluctuer violemment: en mai sa valeur baissa de 40 % en deux semaines. Même si le bitcoin ou d’autres cryptomonnaies pourraient un jour surmonter ces obstacles, le bitcoin ne peut être considéré pour l’instant comme une monnaie viable au sens d’être un outil robuste pour les échanges commerciaux. Mais malgré ces obstacles importants, le bitcoin a pris cours légal au Salvadorcette semaine, même son cours a alors chuté de 15 % en 24 heures.

Une réserve de valeur comme l’or?

Si le bitcoin n’est pas une monnaie au sens classique, est-ce quand même de l’argent, un «actif spéculatif»? Certains, comme Lawrence Summers, l’ancien secrétaire au Trésor des États-Unis, voient le bitcoin prendre éventuellement place à côté de l’or comme réserve de valeur. Au final, même si l’or a une valeur d’usage (par exemple, dans l’industrie électronique), son prix dépend d’abord de sa demande comme réserve de valeur et en joaillerie. C’est donc sa rareté et un consensus culturel qui donne à l’or sa valeur spéculative. La psychologie humaine semble considérer que la rareté est un facteur de «valeur». Cependant, chaque caillou dans un jardin a beau avoir une forme unique, il est loin d’avoir une valeur astronomique. L’autre élément psychologique de la valeur spéculative semble être une structure hiérarchique qui estampille une échelle de «valeur». Pour qu’un caraboutcha de de Kooning, une égoutture de Pollock ou trois rectangles de couleurs de Rothko vaillent 200 millions de dollars ou plus, il faut que tout un écosystème de galeristes et de musées crée de toutes pièces une pyramide des prix en adoubant les gagnants et en grimpant sur le dos des perdants. De même, certaines cartes Pokémon rarissimes «valent» jusqu’à près de 200.000 euros et un timbre–unique mais assez moche–a récemment été adjugé pour huit millions de dollars.

L’analyse de Paul Krugman est sans doute correcte, mais les cryptomonnaies mettent en évidence une vérité plus profonde: la définition courante de l’argent via la Sainte Trinité de ses trois fonctions est un mythe. La «valeur» n’a pas de réalité autonome. Il n’y a d’autre valeur que celle que deux parties veulent bien prêter à une transaction à un endroit et à un moment donné. L’argent n’est réserve de valeur que par le fait que je pense que tu penses qu’elle pense qu’un grand pain de campagne vaut autour de deux euros. Dans notre monde capitaliste, des milliards de cerveaux et d’ordinateurs calculent et négocient à chaque instant ces échelles de valeur. Comme Dieu, l’argent est construction culturelle. Comme Dieu avant lui, il médie symboliquement les rapports de force entre les individus: qui aura droit à quoi–sans que la société sombre dans l’anomie. Il est substitut à la violence et incantation symbolique qui fabrique consentement et soumission. Tout comme Nietzsche nous disait que Dieu est mort, le bitcoin nous dit que l’Argent est mort. Cependant, tout comme la non-existence de Dieu ne l’a jamais empêché de peser sur les affaires humaines, le fait que l’argent «n’existe pas» ne l’empêchera pas de régir nos vies longtemps encore. Paradoxalement, et bien qu’elles nous attirent vers leurs flammes spéculatrices, les lumières des cryptomonnaies n’indiquent-elles pas le chemin d’un monde où l’Argent ne serait plus le centre de l’univers?

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