L’Etat de droit en sursis en Pologne: du dialogue des juges à la guerre des juges

Chronique rédigée par Nicolas de Sadeleer (USL-B), publiée en primeur sur le site du Soir
Les passes d’armes juridictionnelles et politiques entre, d’une part, les institutions de l’Union européenne (UE), soutenues par la plupart des pays occidentaux et, d’autre part, la Pologne, jouissant de l’appui de la Hongrie et de la Slovénie, défraient la chronique. La confrontation, qui a lieu tantôt devant le prétoire de la Cour de justice de l’UE (CJUE), tantôt devant les eurodéputés, donne l’image d’une Europe profondément divisée. Alors qu’elle s’était maintenue tout au cours des négociations du Brexit, l’unité entre les 27 s’effrite au fur et à mesure qu’ils ne s’accordent plus sur les mêmes valeurs. La ligne de fracture séparant dorénavant l’Est de l’Ouest paraît compromettre le projet d’intégration européen.
L’État de droit, valeur fondatrice de la démocratie européenne
La technicité des dossiers qui oppose les deux clans tout comme la succession rapide d’échauffourées de haute voltige juridique nous font perdre de vue le cœur du problème, qui est celui du partage de valeurs communes par un ensemble composite d’États allant du Tage à la Vistule. Aussi faut-il garder à l’esprit que le projet d’intégration économique promu par l’UE à partir des années 50 s’est radicalement transformé et s’est progressivement structuré autour de six valeurs fondatrices qui sont désormais consacrées à l’article 2 du traité sur l’Union européenne: dignité humaine, liberté, égalité, démocratie, État de droit et respect des droits de l’homme. Ces valeurs se chevauchent: la liberté est inhérente à la démocratie alors que le respect des droits de l’homme permet l’épanouissement de chaque individu en toute liberté. Une société ne saurait être démocratique si elle ne parvient pas à respecter les droits fondamentaux. Leur constitutionnalisation s’explique notamment en raison de l’élargissement de l’UE à partir de 2004 à des États d’Europe centrale, qui ont découvert tardivement la démocratie.
Le fait que ces valeurs soient partagées entre l’UE et les 27 États membres implique et justifie l’existence d’une confiance mutuelle qui leur impose de présumer que les autres États les respectent. Principe fondateur découlant des traditions constitutionnelles communes à tous les États membres, l’État de droit constitue indéniablement la valeur première. À défaut d’État de droit et de protection juridictionnelle effective, il ne saurait y avoir de démocratie et les droits fondamentaux risqueraient d’être piétinés. Prenant ses racines dans l’histoire européenne de la lutte pour la prééminence du droit contre l’arbitraire, une telle valeur incarne la forme juridique du libéralisme politique. Alors que la démocratie est un mode d’organisation du pouvoir, l’État de droit désigne un mode de limitation du pouvoir qui, en vue de garantir la primauté de l’individu, condamne l’arbitraire. Vu sa position dans l’ordre juridique européen, cette valeur cristallise actuellement toutes les tensions.
Pour bien comprendre le conflit qui oppose l’UE à certains pays d’Europe centrale, il faut rappeler que le modèle de justice européen n’est pas unitaire, étant donné que les 27 États membres organisent leur appareil judiciaire comme ils l’entendent. Aussi la CJUE est-elle tributaire de la coopération des milliers de cours et tribunaux à travers l’Europe, qui l’interrogent sur l’interprétation et la validité du droit de l’UE. Aux yeux des magistrats européens, ce dialogue des juges, qui est indispensable à l’uniformité d’un droit commun, requiert au nom de l’État de droit l’indépendance et l’impartialité du juge national.
Du plombier polonais à la Cour constitutionnelle polonaise
La portée extensive donnée par la CJUE à l’État de droit (contrôle par cette dernière de l’indépendance et de l’impartialité du juge national, affirmation du principe de séparation des pouvoirs) est constamment remise en cause par la Pologne, qui a entrepris depuis 2015 une vaste réforme de son pouvoir judiciaire. Ce pays estime qu’en contrôlant son organisation judiciaire (statut des magistrats de la Cour constitutionnelle, leur nomination, leur mise à la retraite, et leur régime disciplinaire), la juridiction européenne porte atteinte à sa souveraineté.
L’«ingérence» dans les structures constitutionnelle et juridictionnelle polonaises serait d’ailleurs à ce point inadmissible que la Cour constitutionnelle de Pologne a franchi le Rubicon, le 7 octobre dernier, en proclamant que certains effets du principe de primauté du droit de l’UE sont incompatibles avec plusieurs dispositions de la Constitution polonaise. En effet, la Cour constitutionnelle reproche à la CJUE de permettre aux juridictions polonaises de s’écarter, dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, de la Constitution nationale.
Aussi deux visions de la primauté s’affrontent-elles: d’une part, la Constitution polonaise s’oppose au contrôle par la CJUE de l’organisation judiciaire alors que, d’autre part, la CJUE estime que son contrôle s’étend à la structure constitutionnelle et judiciaire interne de tous les États membres. L’ordre constitutionnel des États, qui a permis de fonder l’UE, peut-il être ultérieurement mis en cause par l’ordre juridique européen qu’il a créé? Qui de l’œuf ou de la poule est arrivé en premier? La Cour constitutionnelle polonaise estime clairement que sa Constitution nationale prime. Un choc de titans!
Quelle est la portée de la décision du 7 octobre de la Cour constitutionnelle polonaise pour la pratique judiciaire dans ce pays? Désormais, les juridictions polonaises sont tenues d’appliquer des règles nationales jugées contraires par la CJUE aux exigences de l’État de droit. La situation est devenue schizophrénique: d’un côté, les juridictions polonaises sont tenues d’appliquer leur droit constitutionnel en faisant fi des arrêts de la CJUE; de l’autre, elles sont en droit, via un mécanisme de coopération judiciaire, d’interroger la CJUE à titre préjudiciel, cette dernière prétendant avoir le dernier mot. Un dialogue de sourds!
L’État de droit «européen» contrarie-t-il les velléités de certaines majorités parlementaires?
Faciles à déclencher, les procédures de prévention et de sanction d’une «violation grave et persistante de l’État de droit» par un État membre (article 7, § 1er TUE) sont néanmoins parsemées d’embûches. Les difficultés qu’éprouvent tant la Commission européenne que le Parlement européen à faire condamner la Pologne et la Hongrie par leurs pairs en témoignent. Elles s’expliquent par le fait que lorsque ces mécanismes furent rédigés, leurs concepteurs avaient davantage à l’esprit un coup d’état militaire que tout le monde se serait empressé de condamner qu’un affaiblissement graduel de l’État de droit, plus difficile à cerner.
Aux différentes questions préjudicielles posées à la CJUE par des juridictions polonaises, s’ajoutent les recours en manquement introduits par la Commission européenne pour non-conformité du droit polonais avec le droit de l’UE. Cette voie de recours permet à la CJUE de condamner l’État défaillant pour avoir manqué à ses obligations communautaires. Or, si la Pologne est tenue de se conformer aux arrêts rendus par la CJUE, elle a montré, jusqu’à présent, peu d’entrain.
Les sanctions politiques et judiciaires étant fort symboliques, le pugilat se déplace du côté financier. En adoptant en 2020 un règlement dit de «conditionnalité» garantissant la protection du budget de l’Union en cas de violation du principe de l’État de droit, l’UE a notamment soumis l’octroi aux États membres des 750 milliards de prêts et de subsides prévus par le plan de relance ( Next Generation EU ) au respect d’une noria de principes juridiques. Ce règlement permet notamment au Conseil des ministres, sur demande de la Commission européenne, de suspendre les payements à charge du budget de l’Union ou de refuser d’approuver des programmes à la charge de ce budget. Il fait donc peser une épée de Damoclès sur les États membres qui, en violant les exigences de l’État de droit, mettent en péril les intérêts financiers de l’Union.
Alors que la Hongrie et la Pologne bloquaient l’adoption du cadre financier pluriannuel 2021–2027, leur vote a pu être obtenu par la concession faite par les chefs d’État et de gouvernement (Conseil européen) de laisser inappliqué ce règlement jusqu’à ce que la CJUE statue sur sa légalité. De manière ironique, l’État de droit est passé momentanément à la trappe pour permettre l’adoption du budget pluriannuel. Les profanes se perdent désormais en conjecture. Décidées à en découdre, la Hongrie et la Pologne, qui pourraient à terme être privés de la manne européenne, ont plaidé les 10 et 11 octobre devant la CJUE l’illégalité du règlement dit «conditionnalité». En suivant les conclusions rendues le 2 décembre dernier par son avocat général, la CJUE rejettera probablement les recours formés par ces deux États. Pour sa part, le Parlement européen, qui avait clairement indiqué qu’il ne ferait aucune concession sur la conditionnalité au respect de l’État de droit, poursuit la Commission européenne devant la même juridiction, au motif que cette institution ne veille pas comme il se doit à l’application du règlement.
La crise est donc profonde. La CJUE a pris le parti de contrôler par l’entremise de l’État de droit et de la protection juridictionnelle, notions indéterminées, les contours des systèmes judiciaires nationaux. En date du 27 octobre 2021, elle a condamné la Pologne à payer une astreinte journalière d’un million d’euros pour qu’elle supprime la chambre disciplinaire au motif que celle-ci ne constitue pas un tribunal indépendant et impartial. Au dialogue des juges succède une guerre des juges.