L’inflation carcérale est-elle encore évitable?

Chronique rédigée par Marie-Aude Beernaert (UCLouvain), Yves Cartuyvels (USL-B) et Olivia Nederlandt (ULB/USL-B/F.R.S.-FNRS), publiée en primeur sur le site du Soir
La loi du 17 mai 2006 relative au statut juridique externe des détenus prévoit qu’une personne condamnée à une peine privative de liberté («peine de prison») peut, après avoir exécuté une partie de sa peine, demander l’octroi de «modalités» lui permettant de purger le reste de sa peine hors de la prison pour préparer sa réinsertion. Les modalités octroyées sont diverses, allant d’une permission de sortie d’un jour à la libération conditionnelle. Si la décision relève de l’administration pénitentiaire lorsque la mesure demandée n’impacte que faiblement la nature de la peine (un congé de deux jours, par exemple), elle est du ressort du pouvoir judiciaire pour les modalités plus conséquentes, comme la surveillance électronique, la détention limitée (la nuit en prison, le jour dehors) ou la libération conditionnelle. La tendance contemporaine est donc à «judiciariser», soit à confier aux juges, le contrôle de l’exécution de la peine.
En ce qui concerne les modalités décidées par le pouvoir judiciaire, deux régimes distincts sont prévus par la loi de 2006. Si la ou les peine(s) privative(s) de liberté à exécuter dépasse(nt) trois ans, c’est le tribunal de l’application des peines (TAP), entré en fonction dès 2007, qui est compétent. Par contre, si la peine ou les peines à exécuter sont inférieures ou égales à trois ans, c’est un juge de l’application des peines (JAP) qui prend la décision de «modaliser» la trajectoire du condamné. C’est ici que surgit le problème: 15 ans après son vote, la loi de 2006 n’est toujours pas entrée en vigueur dans sa partie relative à l’exécution des peines jusqu’à trois ans. Par conséquent, la situation des personnes condamnées à ce type de «courte» peine est aujourd’hui réglée par des textes administratifs qui prévoient un dispositif spécifique. C’est ce régime qui devrait changer le 1er décembre 2021.
«Aujourd’hui, les peines d’emprisonnement jusqu’à trois ans ne sont pas exécutées»: une contre-vérité
Actuellement, en vertu des textes administratifs applicables, la plupart des condamnés à une peine d’emprisonnement jusqu’à trois ans ne sont pas incarcérés. Ils sont en principe placés sous surveillance électronique, avant de bénéficier d’une mesure de «libération provisoire» et ils évitent donc la prison. Ce régime est a priori favorable au condamné. Toutefois, il faut retenir que s’il est condamné pour des nouveaux faits commis pendant la période de libération provisoire, ce dernier pourra être placé en prison pour purger la partie de peine non exécutée lors de la première phase sous surveillance électronique. Par ailleurs, ce système qui évite le passage par la case prison n’est pas de règle pour tous: certains condamnés doivent exécuter une partie de leur peine en prison, tandis que d’autres n’ont accès à ce régime (surveillance électronique et/ou libération provisoire) que sur décision de l’administration pénitentiaire, à l’issue d’une analyse de risques.
Il est donc erroné de dire, comme on l’entend parfois, que les «peines jusqu’à trois ans ne sont pas exécutées». Elles le sont bien, en partie en prison pour certains, sous surveillance électronique suivie d’une mesure contrôlée de libération provisoire pour les autres. En outre, si une personne est condamnée à plusieurs peines inférieures à trois ans dont l’addition aboutit à dépasser le seuil des trois ans, elle sera incarcérée et dépendra du TAP.
Que prévoit le nouveau système d’exécution des peines jusqu’à trois ans?
Les dispositions de la loi du 17 mai 2006 appelées à s’appliquer à partir du 1er décembre 2021 diffèrent du régime administratif d’exécution des peines jusqu’à trois ans. Dorénavant, la personne condamnée à ce type de peine sera en règle générale incarcérée. Ce n’est qu’après avoir exécuté un tiers de sa peine en prison qu’elle pourra demander au JAP l’octroi d’une libération conditionnelle; elle pourra aussi demander à bénéficier des modalités de détention limitée (la nuit en prison, le jour en dehors) et de surveillance électronique six mois avant la date d’admissibilité à la libération conditionnelle. Le JAP prendra sa décision après une analyse de risques et à l’issue d’une procédure, en principe, écrite.
La trajectoire commence donc par l’incarcération. Toutefois, une exception est prévue: si la peine ne dépasse pas 18 mois d’emprisonnement, que le condamné n’est pas en détention préventive et qu’il n’est pas condamné pour certains faits de mœurs ou des infractions terroristes, il pourra demander d’emblée au JAP l’octroi d’une mesure de surveillance électronique ou de détention limitée, tout en étant en liberté. Cette procédure exceptionnelle qui évite le passage par la prison ne peut toutefois être activée que si le condamné se présente à la prison dans un délai rapide après avoir reçu son billet d’écrou (cinq jours après réception de celui-ci).
Un double risque: accroître la population carcérale et ralentir l’octroi des sorties encadrées
Jusqu’à présent, les condamnés à des peines jusqu’à trois ans étaient, sauf exception, placés de façon automatique en surveillance électronique et évitaient ainsi la prison. Le nouveau régime inverse la donne: le passage par la prison devient la règle et son évitement l’exception. D’une part, un nombre important de condamnés («les plus de 18 mois» ainsi que les «moins de 18 mois» ne satisfaisant pas aux conditions énumérées ci-dessus) devront exécuter une partie de leur peine en prison avant de pouvoir demander l’exécution en dehors des murs. D’autre part, l’octroi d’une modalité d’exécution de la peine en dehors de la prison ne sera plus jamais automatique: elle découlera nécessairement d’une décision du JAP, au terme d’une procédure bien plus lourde qu’actuellement, puisqu’elle implique la récolte de divers avis, la constitution d’un dossier et une analyse de risques réalisée par le JAP.
La réforme a dès lors deux conséquences prévisibles: une augmentation significative de la population carcérale et une surcharge des nombreux acteurs de justice (directeurs de prisons, parquet, juges, maisons de justice…). La surcharge de ces acteurs risque de ralentir le processus de décision relatif aux demandes de modalités émanant tant des condamnés à des peines jusqu’à trois ans que des condamnés à des peines dépassant ce seuil. Ce ralentissement des procédures engendre à son tour le risque que les condamnés se découragent et se résignent à purger l’entièreté de leur peine en prison. Or, des études ont montré que si on veut favoriser la réinsertion et prévenir la récidive, il est préférable que les condamnés exécutent tout ou partie de leur peine hors les murs, avec encadrement et accompagnement, comme en cas de libération conditionnelle.
Une entrée en vigueur de la loi nécessaire, mais une occasion manquée
Ne valait-il pas mieux laisser les choses en l’état? Non, le pouvoir exécutif ne pouvait différer ad vitam aeternam l’entrée en vigueur des articles de la loi de 2006 portant sur l’exécution des peines jusqu’à trois ans. Le système actuel pose clairement problème: peu accessible, complexe et modifiable à tout moment dès lors qu’il s’agit d’un régime «administratif», il ne reçoit pas la confiance des magistrats qui prononcent les peines; il fait vivre la croyance, fausse, que les peines jusqu’à trois ans ne sont pas exécutées; il provoque dans le chef des magistrats un recours accru à la détention préventive et au prononcé de peines supérieures à trois ans, pour s’assurer d’une exécution de la peine en prison. Le système actuel provoque bel et bien un recours accru à la prison.
Si le principe de la réforme est justifié, son entrée en vigueur n’a pas été suffisamment préparée et ne s’accompagne pas des moyens nécessaires à sa mise en œuvre. Une formation et une sensibilisation des magistrats auraient dû être organisée bien à l’avance et une collaboration étroite aurait dû avoir lieu entre le Fédéral et les Communautés pour dégager des moyens tant pour les maisons de justice, chargées du suivi des condamnés à l’extérieur des prisons, que pour les services d’aide intervenant auprès des détenus. Dans l’univers carcéral, l’offre d’activités pour préparer la réinsertion reste fort limitée, freinée par le manque de moyens et de locaux ainsi que par l’absentéisme des membres du personnel. Elle le sera encore davantage si la population carcérale augmente.
Créer plus de prisons? Une réponse inadéquate à la réforme
En réponse au risque d’augmentation de la population carcérale lié à la réforme, le ministre de la Justice et le directeur général de l’administration pénitentiaire ont annoncé l’ouverture de deux «maisons de détention» avant la fin de l’année 2021. L’objectif est de dégager 720 places pour 2023, ce qui suppose la création de 15 nouvelles maisons de détention au total d’ici là, pour accueillir les condamnés à des peines jusqu’à trois ans. Le régime de ces prisons de petite taille (20 à 60 détenus d’après le ministre, 40 à 70 d’après le directeur général), devrait être axé sur la réinsertion et affecté d’un «faible niveau de sécurité», puisque réservé à des condamnés à de courtes peines de prison présentant «une dangerosité assez faible». On le constate, le pouvoir exécutif anticipe d’emblée que les magistrats continueront à recourir à la prison après l’entrée en vigueur de la réforme en décembre 2021, sans que cela ne soit absolument nécessaire pour la sécurité publique. De même, le ministre a voulu rassurer en rappelant aux parlementaires que d’autres prisons «classiques» sont en cours de construction, dont la méga-prison de Haren qui devrait ouvrir en 2022.
Cette fuite en avant carcérale est problématique à trois points de vue. Tout d’abord, l’extension du nombre de prisons n’a jamais permis de juguler l’inflation carcérale. Au contraire, elle y contribue. C’est une très vieille loi pénitentiaire: si l’on crée une prison, on la remplit. Ensuite, il est permis de se demander si la gestion de ces maisons de détention sera confiée au secteur privé, comme c’est le cas pour toutes les nouvelles prisons. Cette privatisation suscite bien des questions, dont le renforcement d’un business carcéral. Enfin, il est interpellant de lire que si un travail de réinsertion est posé comme ligne directrice dans les petites structures, rien n’est annoncé en ce sens pour les prisons classiques au régime plus sécuritaire. Rappelons ici que la loi pénitentiaire du 12 janvier 2005 et la loi du 17 mai 2006 prévoient que toutes les peines privatives de liberté doivent être exécutées en visant la préparation de la réinsertion sociale.
Quelle alternative?
La prison, dont l’état dramatique vient encore d’être souligné par le Conseil central de surveillance pénitentiaire est largement dénoncée en raison des nombreux effets dommageables qu’elle entraîne: désocialisation, impact sur la santé physique et mentale, casier judiciaire faisant obstacle à la réinsertion, etc. Les juges ont à leur disposition un large panel d’autres options, bien moins désocialisantes: suspension du prononcé de la condamnation, condamnation avec sursis, peine de travail, peine de probation, peine de surveillance électronique. Si, dès décembre 2021, ces peines étaient utilisées dans tous les cas où le recours à la prison n’est pas absolument nécessaire, l’inflation carcérale pourrait être endiguée. On rappellera également que le choc de la pandémie a permis de diminuer la population carcérale de 10 % en moins d’un mois. Ceci montre que, si la volonté existe, il est possible de réduire le recours à la prison.
Il faut espérer que la réforme soit l’occasion de raviver cette capacité collective à éviter le recours à la prison. Le cœur du problème est que la prison reste souvent perçue comme la «seule vraie peine». À cet égard, il faut sensibiliser le grand public au fait que les peines alternatives sont de véritables peines elles aussi, avec leur part de contraintes fortes pour ceux qui y sont soumis. C’est sans doute là une condition nécessaire pour faire véritablement de la prison le «remède ultime». Au lieu de dépenser des fortunes dans l’extension du parc carcéral, il serait plus pertinent d’investir ces ressources pour mettre en place, dans toutes les prisons déjà existantes, les aides nécessaires à l’insertion sociale à la sortie de prison.