La Constitution au temps du Covid-19: où sont nos parlementaires?

Chronique rédigée par Anne-Emmanuelle BOURGAUX (U-Mons), publiée en primeur sur le site du Soir
La Belgique est une démocratie représentative. Mais pas n’importe laquelle. La Belgique est une Super Démocratie Représentative. Elle affiche une densité parlementaire remarquable avec ses 9 assemblées et ses 778 sièges parlementaires (1). Mais depuis la mi-mars, nos parlementaires semblent en quarantaine constitutionnelle prolongée. Retour sur ce dégât (si peu) collatéral de la crise Covid-19, qui échappe aux conférences de presse et aux statistiques.
Le triomphe des César
La perte de vitesse des parlements au profit des exécutifs n’est ni nouvelle, ni propre à la Belgique. Mais depuis la crise de la Covid-19, elle confine à la paralysie. De mars à juin, tous les niveaux de pouvoir sauf la Flandre ont connu un régime de pouvoirs spéciaux: dans une forme de harakiri institutionnel, les parlementaires permettent aux ministres de faire à leur place ce qu’ils devraient faire eux-mêmes, à savoir adopter la loi, le décret, l’ordonnance. Ce régime, exceptionnel dans son principe, l’a été aussi dans son utilisation: des dizaines d’arrêtés de pouvoirs spéciaux se sont abattus sur nos contrées. Depuis la fin juin, date d’expiration des pouvoirs spéciaux, on pensait la démocratie parlementaire tirée d’affaires. Le pire était à venir. Au Fédéral, les mesures de confinement (masque, bulle…) continuent d’être imposées dans l’urgence par arrêté ministériel adopté par le seul Ministre de l’Intérieur et dans le cadre d’un gouvernement ultra-minoritaire (38 sièges à la Chambre). À la Fédération Wallonie-Bruxelles, on ne fait même plus semblant de s’encombrer des normes prévues par la Constitution: c’est le règne de la circulaire ministérielle, fond du panier des normes juridiques en termes de garanties procédurales. C’est pourtant par ce biais qu’ont été décidées des mesures aussi fondamentales que la suspension du principe de l’obligation scolaire, l’imposition du masque aux élèves dans le secondaire ou encore la limitation du droit d’accès aux auditoires dans l’enseignement supérieur (sans réduction corrélative du minerval).
Le royaume des présidents de parti
Il y a le marteau des Ministres. Mais aussi l’enclume des présidents de parti. Les partis politiques n’ont pas attendu la Covid-19 pour faire la loi en Belgique; ce qui est nouveau, c’est qu’ils l’ont faite directement depuis la Rue de la Loi. En échange du vote de la confiance au Gouvernement Wilmès II, 9 présidents de parti ont été associés aux discussions du kern sur les mesures adoptées dans le cadre des pouvoirs spéciaux. Récapitulons. Les pouvoirs spéciaux sont accordés pour que les ministres fassent, à la place des parlementaires, ce que devraient faire les parlementaires. En contrepartie, les présidents de parti chaperonnent ces ministres. Mais pourquoi pas les chefs de groupe de la Chambre, dont c’est le rôle constitutionnel? À notre connaissance, aucune étude scientifique probante n’établit que les parlementaires seraient un public cible plus exposé à la Covid-19 que les présidents de parti–comme l’illustre l’actualité. Pour les parlementaires, l’éviction est rude. Pour la Constitution, aussi. En vain la fouillerait-on de fond en comble pour trouver trace de cette délibération d’un nouveau genre, qu’elle ait lieu par Teams ou non. Mis sur le côté pour faire la loi, les députés retrouvent-ils des couleurs pour leur autre mission fondamentale, à savoir le contrôle du Gouvernement? Là aussi, le coup est dur. Depuis 21 mois, les présidents de parti négocient sans succès pour trouver un gouvernement. Or depuis 1993, les députés disposent d’un moyen constitutionnel pour proposer une nouvelle équipe gouvernementale à la nomination du Roi. Les articles 46 et 96 de la Constitution encouragent les parlementaires à être constructifs s’ils ne sont pas satisfaits de l’équipe gouvernementale en place. Très concrètement, les députés pourraient proposer eux-mêmes un gouvernement majoritaire le 17 septembre, date à laquelle la Première Ministre s’est engagée à redemander la confiance à la Chambre. Alors que les présidents de parti piétinent, pourquoi ne pas exercer ce droit constitutionnel?
Le gouvernement des experts
Un dernier groupe concourt à voler aux parlementaires la vedette constitutionnelle. Ce sont les experts (médecins, virologues et épidémiologistes) étroitement associés à la décision politique dans des cénacles opaques aux acronymes oscillant entre un film de James Bond et une coopérative agricole (GEES, Celeval…). Derechef–mais en Belgique, cela semble devenu un détail–, la Constitution ne prévoit pas cette association, avec comme conséquence que les conditions, les limites et les garanties qui devraient l’entourer sont laissées au bon vouloir du Prince. Il y a six mois qui semblent six siècles, j’alertais dans cette chronique sur les dangers du gouvernement des experts. Et puis il y eut la pandémie… La gestion de la Covid-19, ses 17 arrêtés ministériels, ses contradictions, ses incertitudes et ses atteintes au bon sens illustrent les dangers de confondre politique et science. Du côté des politiques, cette association les menace de monomanie. En effet, les «experts» font forcément de «l’expertise»: ils produisent un savoir hyperspécialisé ayant un angle de vue microscopique. Si, après l’incendie de Notre-Dame, Anne Hidalgo avait géré sa ville en concertation permanente avec les pompiers et à l’aune constante des risques d’incendie, la Ville Lumière se serait éteinte à petit feu.
L’expertise gouvernementale
Du côté des scientifiques, le péril est grand aussi. De Machiavel à Cicéron en passant par Voltaire, l’Histoire montre combien la science et les lettres risquent de se brûler les ailes au soleil du pouvoir. Surtout, l’univocité de l’action étatique risque de dissoudre la démarche scientifique. Ébranlés par les critiques émanant de collègues, certains experts sont tentés d’atteindre un consensus scientifique sur la Covid-19… Inquiétante transplantation du principe applicable au Conseil des Ministres: les scientifiques sont-ils là pour produire un consensus? Ou pour accepter la critique, pratiquer les échanges, ouvrir le débat, comme le rappelait Raymond Aron en préface de l’essai de Max Weber Le Savant et le Politique (2)? Un savoir aussi récent, fragile et provisoire que celui sur la Covid-19 a besoin de dissensus pour progresser sur le plan scientifique. En tout état de cause, du point de vue des citoyens, c’est le torticolis: entre ministres et experts, chacun se renvoie la balle. Dans ce contexte, que deviennent les principes démocratiques de la responsabilité et de la reddition des comptes?
Les parlementaires enfin dans l’arène ?
Coincée entre des ministres surpuissants, des présidents de parti sur(in)actifs, et des experts-savants, la démocratie parlementaire tremble, sue et tousse. Aux différents niveaux de pouvoirs, les parlementaires s’activent désormais dans des commissions spéciales consacrées à l’évaluation de la gestion de crise. Pourtant, les bulles, les enfants masqués, les séniories décimées, l’espace public déserté, le secteur culturel à genoux, les commerces en faillite: tout nous rappelle quotidiennement combien cette crise n’appartient pas au passé. Pour reprendre la métaphore de l’incendie: quand les flammes brûlent encore, est-il temps de discuter de l’efficacité du pompier ou de la taille de la lance? Qu’attendent les parlementaires pour retrousser leurs manches et monter à l’échelle? Confier la gestion Covid-19 à la délibération parlementaire réactiverait enfin les principes constitutionnels qui s’imposent à cette dernière: principe de publicité, principe de discussion pluraliste, principe de la décision majoritaire. Cela réimpliquerait les citoyens dans la gestion de la crise, même indirectement via leurs représentants. En termes démocratiques, c’est le minimum minimorum. En 1830, le Congrès national a confié aux ministres des compétences limitativement attribuées pour éviter de retomber dans l’arbitraire de l’ancien régime (3). Il est temps de s’en souvenir.
(1) La Chambre des représentants (150) et le Sénat (60); le Parlement flamand (124); le Parlement régional bruxellois (89); l’Assemblée COCOF (72); l’Assemblée réunie COCOM (89); le Parlement régional wallon (75); le Parlement de la Communauté française (94); le Parlement de la Communauté germanophone (25). (2) Paris, Plon, 1959, 16. (3) Séance du Congrès national du 12 novembre 1830.