La méthode scientifique n'est pas soluble dans l'urgence
Updated: Nov 13, 2020

Chronique rédigée par un collectif de 44 présidentes et présidents de sections et de commissions interdisciplinaires du CNRS, à retrouver en primeur sur le site du Soir
Cette chronique, publiée initialement par Libération le 14 octobre 2020, remet en valeur les principes de la méthode scientifique au moment où celle-ci est mise sous pression par l’urgence de la situation sanitaire. Carta Academica la publie car elle est d’une grande actualité et qu’elle vient en écho à la chronique publiée la semaine dernière par Bernard Rentier et Marc Vanholsbeeck.
L'urgence de la crise sanitaire du covid-19 a servi de prétexte à une contestation, par certains responsables politiques mais aussi par des chercheurs et des médecins, du bien fondé des principes de la méthode scientifique, en particulier dans le domaine biomédical. Elle a aussi ravivé le débat sur la place de la recherche fondamentale dans la société et sur l'allocation par les pouvoirs publics de moyens pour la soutenir.
L'ensemble des règles épistémologiques élaborées au cours de l'histoire de la science moderne a été le garant de la rigueur et de la fécondité du raisonnement scientifique. Dans le champ expérimental, la validation d'une théorie repose sur un patient travail de collecte des données et d'examen méthodique de la cohérence entre les résultats obtenus et les conclusions qui en sont tirées. Ni l'intuition, ni a fortiori le «bon sens» ne peuvent se substituer au raisonnement critique et à la mise à l'épreuve systématique d'une hypothèse pour déterminer la causalité d'un phénomène, établir une loi ou démontrer un théorème. L’instauration de principes méthodologiques n'est donc pas un signe de dogmatisme mais constitue, au contraire, la condition d'une pensée créatrice en science.
Controverse n’est pas dysfonctionnement
La controverse qui est une étape nécessaire dans le progrès des connaissances scientifiques et médicales est souvent présentée ou perçue, à tort, par une partie du grand public, des journalistes et des responsables politiques, comme un dysfonctionnement. Cette manière de voir qui traduit une méconnaissance de la démarche scientifique s'est renforcée au cours de cette pandémie et a induit l'idée pernicieuse que les désaccords entre chercheurs auraient systématiquement pour origine des intérêts politiques ou économiques occultes. Par exemple, la controverse médicale légitime, et même nécessaire, sur la valeur thérapeutique du traitement du covid-19 par l'hydroxychloroquine a été accusée sans preuves tangibles d’avoir été instrumentalisée par l'industrie pharmaceutique dans un but lucratif.
L’objectivité, fruit d’un processus d’évaluation collective
Au cours de cette crise sanitaire, le jugement par les pairs–c’est-à-dire l'évaluation des travaux d'un scientifique par d’autres spécialistes du même domaine de recherche–a aussi été remis en cause par des responsables politiques comme l'ancien ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy estimant que la justification du traitement à base d'hydroxychloroquine pouvait être tranchée par voie de pétition auprès de l'opinion publique (Pétition «Ne perdons plus de temps» lancée le 3 avril). Même si le jugement par les pairs peut être faillible ou biaisé par des conflits d'intérêt comme l'a encore attesté le retrait d’une étude clinique publiée récemment dans la revue médicale The Lancet, jeter l'opprobre sur ce mode d'évaluation aurait de graves répercussions. En effet, l'objectivité n'est pas une disposition inhérente dont le chercheur serait le dépositaire: elle est le fruit d'un processus de validation collective des résultats et, le cas échéant, de l’action correctrice que la communauté scientifique exerce sur sa propre production. En discréditant le jugement par les pairs, ce sont finalement les garanties d'une pensée objective qui sont ainsi sapées.
Une méthodologie très rigoureuse
Dans ce contexte, il est utile de rappeler que les règles méthodologiques d'un essai clinique visent à protéger les patients contre la prescription arbitraire d'un traitement dont l’efficacité n'a pas été rigoureusement éprouvée. La démarche consiste à comparer un groupe de sujets traités à qui a été prescrit le nouveau médicament avec un groupe témoin ne recevant qu’un placebo ou le traitement de référence. Ces groupes sont constitués «au hasard» (ils ne résultent pas d’un choix opéré par les scientifiques responsables de l’essai) et, pour ne pas risquer d’être influencés par la connaissance de cette information, ni les patients participant à l’essai, ni les chercheurs qui les observent ne savent quels patients appartiennent à quel groupe (c’est pourquoi on parle d’essai «en double aveugle»); la composition des groupes n’est révélée qu’a posteriori pour l’analyse des résultats de l’essai. Ces règles (groupe témoin, inclusion randomisée des patients, double aveugle…) doivent être observées quelle que soit la conviction des expérimentateurs quant à la valeur du nouveau protocole thérapeutique et ne peuvent être confondues avec l’usage à titre compassionnel de médicaments dont on n’a pas encore éprouvé rigoureusement l’efficacité et qui peuvent être prescrits, dans un cadre réglementé par le législateur, à des malades graves en impasse thérapeutique.
Cette méthode de référence des essais cliniques a donc été codifiée pour lever l'incertitude sur la valeur thérapeutique d'un médicament. C'est pourquoi, même si historiquement elle a fait l'objet de débats, en particulier dans les années 1990 pour le Sida, il faut déplorer qu'elle ait été caricaturée par Didier Raoult (Le Monde, 25 Mars) comme une «dictature morale» imposée par l'industrie pharmaceutique et qu'il ait appelé au nom d'un empirisme médical à se «débarrasser des mathématiciens» du champ des essais cliniques. Cette position radicale, si elle était adoptée, ne pourrait qu'être préjudiciable aux patients à qui on administrerait un médicament sans avoir pu évaluer rigoureusement son rapport bénéfice/risque et elle marquerait une régression vers une époque où le renom de certains cliniciens était une garantie suffisante pour prescrire un nouveau traitement sans une connaissance avérée de son efficacité et de ses effets secondaires.
Un défi et un effort collectifs
Cette pandémie nous a aussi rappelé que les questions de méthode ne peuvent être dissociées du contexte dans lequel les scientifiques exercent leurs activités. Or, la recherche est avant tout un défi et un effort collectifs. Si l'émulation en a toujours été un des ressorts, la coopération au sein d'un même laboratoire, la structuration de réseaux collaboratifs voire l'établissement de grands consortiums internationaux jouent un rôle primordial dans l'avancée des programmes de recherche. Même pour les scientifiques de très haut niveau dont l'influence dans l'avancée des connaissances est incontestable, ils ou elles ne pourraient ni atteindre leur niveau d’excellence ni exprimer leur potentiel sans les communautés dont ils ou elles font partie tout au long de leur carrière. Il ne s'agit pas de défendre ici la vision irénique d'une communauté scientifique exempte de toutes rivalités ou conflits d’intérêt. Mais, il est tout aussi infondé de considérer la compétition entre scientifiques comme l'unique moteur de la recherche. Or, c'est bien cette idée qui prévaut chez une partie des responsables politiques et se traduit par l’instauration de conditions reposant sur la mise en concurrence systématique des chercheurs pour des ressources toujours plus limitées et pour des postes toujours plus rares. A l'évidence, ces règles incitant à publier (trop) vite et (trop) souvent ses travaux dans des journaux scientifiques réputés ne sont pas les plus propices pour encourager une recherche toujours respectueuse des questions de méthode et d'intégrité (voir à ce propos le communiqué du comité d’éthique du CNRS relatif au projet de loi de programmation de la recherche).
Une vision utilitaire (très) dommageable
Lors d'une période d'état d'urgence sanitaire comme celle que nous connaissons, il est légitime que les pouvoirs publics cherchent à faciliter par des mesures incitatives l'obtention rapide de réponses concrètes aux problèmes rencontrés. Cependant, le soutien par à-coup à des programmes finalisés au détriment du financement au long cours de recherches exploratoires ne date pas de cette pandémie. Il est progressivement devenu prépondérant au cours des trois dernières décennies. La recherche est désormais conçue de manière dominante comme une source immédiate d’innovations (technologiques, thérapeutiques…) susceptibles de valorisation industrielle et non plus comme l’exploration fondée sur une méthode scientifique de notre monde et de ses transformations. La place prédominante prise par la dimension technoscientifique se traduit, par exemple, par la multiplication des appels à projet ciblés ou par le maintien de dispositifs peu efficaces d'aide à l'innovation comme le crédit d’impôt recherche. C’est cette vision utilitaire qui a été responsable du quasi arrêt des projets portant sur les coronavirus faute de financements, car ils n’étaient pas considérés comme des virus dangereux. Ce court-termisme est incompatible avec l'essor d'une recherche fondamentale s'exprimant dans toutes ses facettes disciplinaires qui ne soit pas assujettie à une exigence de résultats programmés à l'avance.
La renonciation aux règles de la méthode scientifique et à celles de la recherche clinique en raison de l'urgence sanitaire, de la pression politique, médiatique ou de celle de l'opinion publique serait lourde de conséquences néfastes. Pour ne pas s’exposer à ce risque, les pouvoirs publics doivent s’engager résolument en faveur d’une recherche exploratoire, non finalisée, qui offre la meilleure garantie de pouvoir disposer de connaissances mobilisables et transposables en temps de crise.
Liste complète des signataires :
Pierre-Olivier AMBLARD (Président de la section 07, Institut des sciences de l'information et de leurs interactions)
Claude AMRA (Président de la section 08, Institut des sciences de l'ingénierie et des systèmes)
Brigitte BACROIX (Présidente de la section 09, Institut des sciences de l'ingénierie et des systèmes)
Pascal BARONE (Président de la section 26, Institut des sciences biologiques)
Yannick BARTHE (Président de la CID 53, Institut des sciences humaines et sociales)
Isabelle BERBEZIER (Présidente de la section 03, Institut de physique)
Monique BERNARD (Présidente de la section 28, Institut des sciences biologiques)
Marc BILLAUD (Président de la section 24, Institut des sciences biologiques)
Gudrun BORNETTE (Présidente de la section 30, Institut d’écologie et environnement / Institut national des sciences de l’univers)
Didier BRESCH (Président de la section 41, Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions)
Philippe CARDIN (Président de la section 18, Institut national des sciences de l’univers)
Philippe CLAUDIN (Président de la section 05, Institut de physique)
Hubert COMON-LUNDH (Président de la section 06, Institut des sciences de l'information et de leurs interactions)
Olivier COUTARD (Président de la section 39, Institut des sciences humaines et sociales)
Didier DEMAZIÈRE (Président de la section 40, Institut des sciences humaines et sociales)
Claude DIEBOLT (Président de la section 37, Institut des sciences humaines et sociales)
Philippe FAURE (Président de la section 25, Institut des sciences biologiques)
Yves GAUDIN (Président de la section 20, Institut des sciences biologiques)
Raphael GRANIER DE CASSAGNAC (Président de la section 01, Institut national de physique nucléaire et de physique des particules)
Anne-Marie HAGHIRI (Présidente de la CID 54, Institut de physique)
Philippe HAPIOT (Président de la section 13, Institut de Chimie)
Nabil HATHOUT (Président de la section 34, Institut des sciences humaines et sociales)
Philippe HOFFMANN (Président de la section 35, Institut des sciences humaines et sociales)
Peter HOLDSWORTH (Président de la section 02, Institut de physique)
Laurent KODJABACHIAN (Président de la section 22, Institut des sciences biologiques)
Catherine LEBLANC (Présidente de la CID 52, Institut d’écologie et environnement)
Emmanuel MAGNIER (Président de la section 12, Institut de Chimie)
Antoine MAIGNAN (Président de la section 15, Institut de Chimie)
Eric MARECHAL (Président de la section 23, Institut des sciences biologiques)
Françoise MASSINES (Présidente de la section 10, Institut des sciences de l'ingénierie et des systèmes)
Benoit MOSSER (Président de la section 17, Institut national des sciences de l’univers)
François OZANAM (Président de la section 14, Institut de Chimie)
Dimitri PEAUCELLE (Président de la CID 50, Direction générale déléguée à la science)
Franck PICARD (Président de la CID 51, Institut des sciences biologiques)
Laurence PRUVOST (Présidente de la section 04, Institut de physique)
Laure QUENNOUELLE-CORRE (Présidente de la section 33, Institut des sciences humaines et sociales)
Hugues ROEST CROLLIUS (Président de la section 21, Institut des sciences biologiques)
Jay ROWELL (Président de la section 36, Institut des sciences humaines et sociales)
Véronique SCHMITT (Présidente de la section 11, Institut de Chimie)
Laurent SCHNEIDER (Président de la section 32, Institut des sciences humaines et sociales)
Isabelle THERY-PARISOT (Présidente de la section 31, Institut d’écologie et environnement)
Francois TROTTEIN (Président de la section 27, Institut des sciences biologiques)
Boris VAUZEILLES (Président de la section 16, Institut de Chimie)
Fabrice VAVRE (Président de la section 29, Institut d’écologie et environnement)