La vulnérabilité hydrique

Chronique rédigée par Chloé DELIGNE (FNRS/ULB), ainsi que Pauline BACQUAERT, Jean-Michel DECROLY, Léa de GUIRAN, Pierre LANNOY, Valentina MARZIALI, Xavier MAY (Projet HyPer, ULB/Innoviris), publiée en primeur sur le site du Soir
Avez-vous jamais pensé au nombre de fois que vous avez utilisé de l’eau dans une journée? À cette gourde que vous avez remplie avant de préparer votre sac? À cette casserole d’eau mise à bouillir pour des pâtes ou du riz? À cette vaisselle quotidienne? À ces quatre ou cinq chasses d’eau tirées chaque jour? À ce brossage de dents? Au linge lavé en machine? À cette douche prise pour vous sentir fraîche/frais et prête/prêt à vous lancer dans la rue ou plonger dans le sommeil?
Pour ces multiples usages, les Belges, qu’ils soient riches ou pauvres, consomment chez eux 95 litres d’eau en moyenne par jour et par personne. De cette petite centaine de litres, environ 75 % va à la trilogie «soin du corps, lavage du linge et utilisation des toilettes». En volume, les usages de l’eau concernent donc avant tout l’intimité, la relation «de soi à soi».
La Belgique plutôt bien outillée mais…
En Belgique, le problème de l’accès à l’eau semble réglé. Nous bénéficions d’installations performantes qui distribuent l’eau à domicile depuis le 19e ou le 20e siècle selon les territoires et les classes sociales. Aujourd’hui, la très grande majorité des logements est reliée à un réseau et dispose d’une salle de bain, l’eau du robinet est scrupuleusement contrôlée et de très bonne qualité.
Pourtant, derrière la façade de l’eau «pour tou.te.s» se cache une réalité très peu visible malgré le nombre de personnes concernées et sa croissance récente, surtout dans les grandes villes: la vulnérabilité hydrique, c’est-à-dire le non-accès ou l’accès difficile à l’eau de tous les jours. Deux raisons principales expliquent cette invisibilité. D’abord, le fait que les usages de l’eau concernent précisément des besoins intimes et que sa carence a des répercussions immédiates sur les corps. Manquer d’eau, ça se cache, ça ne se crie pas sur tous les toits… et ça transforme la vie en survie (1). Ensuite, parce que le non-accès à l’eau ne concerne pas les populations représentées dans les conseils d’administration, les assemblées ou organes politiques. Celles-ci ont donc souvent du mal à prendre la mesure du phénomène et à se figurer ce que manquer d’eau veut dire, les débauches d’ingéniosité qu’il faut déployer pour y accéder alors qu’on n’a pas ou peu de moyens financiers.
Des situations très variées
Or, aujourd’hui on le sait mieux, la vulnérabilité hydrique peut recouvrir des situations très variées. Elle concerne aussi bien des personnes sans logement stable (des personnes sans abri, des migrant.e.s, des femmes qui se retrouvent dans des hébergements d’urgence…) que des personnes avec logement mais qui n’arrivent pas à payer leur facture d’eau, qui se rationnent pour diminuer le montant de celle-ci, ou qui vivent dans des logements vétustes (fuites, appareils consommant beaucoup d’eau…) ou sans douche/ salle de bain/ toilettes. L’augmentation des coupures d’eau à Bruxelles (doublement entre 2012 et 2018) ou la pose de limiteurs de débit en Wallonie (+ 20 % entre 2016 et 2019) à la suite de défaut de paiement ne sont que deux indices parmi d’autres de cette vulnérabilité hydrique, réelle mais invisible. Plusieurs organismes dénoncent d’ailleurs les atteintes à la dignité humaine auxquelles mènent les privations opérées par les distributeurs d’eau (coupures ou les limiteurs de débit) (2). Un limiteur de débit force à attendre plusieurs minutes pour remplir une simple casserole d’eau, plus de 10 minutes pour une chasse d’eau, deux heures pour un bain. Toute la vie se met à tourner autour du manque d’eau.
95.000 Bruxellois impactés
À Bruxelles, une estimation récente, qui prend en compte les personnes qui n’ont pas de salle de bain chez elles, celles qui ont des difficultés de paiement, celles qui sont à la rue ou en situation irrégulière et qui vivent dans des logements manquant du confort élémentaire, établit à un minimum de 95.000 le nombre de personnes concernées, soit environ 7,5 % de la population ! (3) Dans la réalité c’est sans doute bien plus, surtout en temps de corona… et c’est énorme pour une question que la plupart pensent réglée.
Pour ces personnes en situation de vulnérabilité hydrique, l’accès à l’eau relève du parcours du/de la combattant.e. En Région bruxelloise, en dehors des piscines payantes, il n’existe officiellement qu’une centaine de douches accessibles au public pour se laver, la plupart tenues par des associations. Très peu sont gratuites, beaucoup sont prises d’assaut. Du côté des toilettes, le constat est aussi dramatique: les toilettes gratuites restent rarissimes dans l’espace public, condamnant les plus mal logé.es à de savantes contorsions, surtout les femmes, puisqu’en fait de toilettes il s’agit essentiellement d’urinoirs. Pour ce qui est du linge, la question en est au degré zéro de la politique. Enfin, les bornes fontaines restent peu nombreuses et sont surtout conçues pour boire quelques gorgées sur place, et non comme un dispositif de secours de quartier. De plus, elles sont fermées en hiver, c’est-à-dire 6 mois par an. La situation dans les villes wallonnes ou flamandes n’est pas fondamentalement différente.
Une disparition progressive de l’eau dans les espaces publics
Depuis le milieu du 19e siècle, l’avènement du modèle de vie bourgeois a progressivement fait du logement individuel/familial le cœur de la reproduction sociale et le réceptacle de biens et services marchandisés. Dans les espaces communs ou publics, l’eau est alors devenue une ennemie puis une impensée des politiques publiques. Dans ce mouvement, on a d’abord éliminé les usages anciens (puits, réservoirs, citernes, bornes fontaines, lavoirs), soit qu’ils étaient dangereux (insalubrité), soit qu’ils nuisaient à la progression du raccordement aux réseaux de distribution à domicile dans lesquels les autorités avaient chèrement investi. Peu à peu, l’eau disparut ainsi (des politiques) de l’espace public. Il y eut bien une forme de soubresaut dans la première moitié du 20e siècle lorsque, face à l’équipement toujours insatisfaisant des logements des plus pauvres, les communes furent encouragées à construire des établissements de bains-douches à destination des ouvriers, qu’elles munissaient parfois de services connexes (lavoirs, chauffoirs). En Belgique, ils furent finalement relativement peu nombreux à être construits. Par ailleurs, pour tenter de contrer les mauvaises manières et les mauvaises odeurs, des urinoirs (destinés aux hommes uniquement, cela va de soi) furent aussi construits parfois en nombre dans les centres urbains mais disparurent généralement dans les années 1950-1960 lorsqu’on pensait l’équipement des logements comme une affaire réglée.
D’autres villes à la pointe du progrès
Pourtant, face à la dualisation sociale et la précarité croissantes, de nombreuses villes d’Europe, sont amenées à repenser des services de l’eau accessibles à tou.te.s, dans des configurations d’acteurs variées (4). Dans ce mouvement, Nantes, Lyon, Turin… mais aussi Tournai ont rénové ou réinventé leurs douches publiques. En Belgique, l’initiative reste cependant très faible en regard de la problématique et comparativement à ce qui se passe dans d’autres pays ou villes (Paris a 17 bains-douches accessibles gratuitement depuis 2000). Le regard reste obstinément rivé sur les politiques tarifaires comme seul moyen de lutter contre les vulnérabilités hydriques (essentiellement, à travers la mise en place de «tarifs sociaux»). Or cela ne suffira pas à faire face à l’ampleur du problème, on peut déjà le dire, et ce, pour plusieurs raisons.
Le tarif social n’est pas la panacée
D’abord parce que l’accès à ces tarifications sociales est dans certains cas conditionné à des démarches administratives que des personnes de plus en plus nombreuses n’entament jamais, pour des raisons diverses (non-accès à l’information, illettrisme, désaffiliation ou désinsertion sociale); cela recouvre la problématique du non-recours au droit, un phénomène en croissance, comme le mettent en évidence de nombreuses études récentes (5). Ensuite, ces tarifications sociales ne concernent, par définition, que les personnes qui ont un logement stable, de la même façon que l’interdiction des coupures d’eau ou de la pose de limiteurs de débit, qui sont à l’agenda des différents gouvernements. Pour ceux/celles qui n’ont pas de logement stable, le problème reste entier. La réponse à donner aux vulnérabilités hydriques doit donc largement dépasser la réflexion sur les tarifs ou sur l’interdiction de la coupure ou de la limitation du débit à domicile, fussent-elles nécessaires et bien intentionnées.
Les révélations de la crise du covid-19
La crise du covid-19 et le confinement du printemps 2020 ont jeté une lumière froide sur les vulnérabilités hydriques. L’interdiction des coupures d’eau et l’enlèvement des limiteurs de débit (pas entièrement réalisé) qui ont été décidées, n’ont pas suffi à assurer l’accès à l’eau à tou.te.s. Et la suppression des rares lieux d’accès à l’eau ou à l’hygiène a été dramatique. Du jour au lendemain, des milliers de personnes se sont retrouvées sans accès à l’eau, même pour boire. Cependant, dans une seconde phase (à partir d’avril 2020), le confinement a aussi mis en évidence une série de lieux et d’initiatives à partir desquels repenser l’accès à l’eau en ville: passage à la gratuité des douches dans certaines associations, ouverture de piscines communales ou d’infrastructures communautaires, ouverture des toilettes dans les gares, (nouveaux) hébergements pour les plus fragiles… Il a aussi fait la démonstration qu’une collaboration entre des acteurs multiples (publics, associatifs, humanitaires et personnes concernées) permettait d’engendrer des solutions nouvelles originales. En réalité, de manière beaucoup plus globale, le confinement a montré de façon éclatante que tant qu’on ne repensera pas une continuité de l’accès à l’eau entre le logement (trop souvent insalubre et sans confort élémentaire dans les grandes villes) et l’espace commun/public, on ne pourra pas rendre effectif pour tou.te.s l’exercice de ce «droit fondamental de l’humanité». (6)
(1) «Accès à l’eau, un droit pour tous? Paroles de naufragés», Catalogue de l’exposition «Des histoires de vie cachées derrière les chiffres de la précarité hydrique», Fédération des Services Sociaux, mars 2018; P. Bacquaert et V. Marziali, «L’aridité des communs: visages de la précarité hydrique» & A. Delvaux, M. Hanse et V. van der Plancke, «Ce droit tombé à l’eau?», dans Bruxelles en Mouvements, nº 304 «Bruxelles à l’épreuve de l’eau», janvier-février 2020. (2) Réseau wallon de Lutte contre la Pauvreté, «Enquête qualitative auprès des personnes ayant expérimenté des difficultés en matière d’accès à l’eau», novembre 2018. (3) Estimation réalisée dans le cadre du Projet HyPer, ULB, financé par Innoviris. (4) C. Lévy-Vroelant et F. Ménard, «Bien plus que des Bains-douches», La revue Urbanisme, nº418, septembre-novembre 2020. (5) Observatoire de la Santé et du Social Bruxelles, «Aperçus du non-recours aux droits sociaux et de la sous-protection sociale en Région bruxelloise», Rapport Bruxellois sur l’état de la pauvreté, 2016. Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Pauvreté et ineffectivité des droits. Non-recours aux droits, 2017. (6) La résolution 64/692 de l’ONU (2010) a ainsi reconnu «le droit à l’eau potable et à l’assainissement sûrs et propres comme un droit de l’homme essentiel à la pleine jouissance de la vie et du droit à l’exercice de tous les droits de l’homme». À plusieurs reprises entre 2012 et 2014, le Parlement européen a appelé à ce que l’accès à l’eau et à l’assainissement soit garanti comme «un droit fondamental de l’humanité».