Le droit international, une illusion d’optique?

Chronique rédigée par Olivier Corten (ULB), publiée en primeur sur le site du Soir
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, avec son cortège de massacres et de destructions, a donné lieu à une rhétorique paradoxale. D’un côté, on en a fréquemment appelé au droit international, en dénonçant les crimes perpétrés par la Russie à l’initiative de son dirigeant, Vladimir Poutine. De l’autre, l’existence même de ce droit a été mise en cause, spécialement au vu de son inaptitude à empêcher ce qui s’est produit. Cette rhétorique est significative d’une illusion d’optique relativement commune que l’on voudrait mettre ici en lumière: celle qui consiste, d’une part, à ne pas voir le droit international là où il est et, d’autre part, à le voir là où il n’est pas…
Ne pas voir le droit international là où il est…
La première tendance résulte du discours selon lequel cette guerre serait sans précédent et marquerait (ou annoncerait) la fin de l’ordre juridique international mis en place avec la Charte des Nations Unies, en 1945. Il est pourtant banal de constater que les interventions militaires n’ont jamais disparu de la scène internationale, que ce soit pendant la guerre froide (Vietnam, Cambodge, Nicaragua ou Cuba d’un côté; Hongrie, Tchécoslovaquie ou Afghanistan de l’autre) ou après la chute du mur (bombardements massifs de la Yougoslavie en 1999, invasion puis occupation de l’Irak en 2003 ou du Congo en 1998, Yémen depuis 2015…). À cet affligeant bilan, on peut ajouter les situations d’occupation persistante de la Palestine, du Sahara occidental, du Haut-Karabakh, de Chypre Nord ou de la Crimée, pour ne reprendre que ces exemples. De ce point de vue, l’invasion de l’Ukraine n’a rien d’exceptionnel, que ce soit sur un plan temporel mais aussi, au-delà d’un argument européocentriste pour le moins discutable (car au nom de quoi ce qui se passe en Europe serait-il plus intolérable que ce qui se passe ailleurs?), géographique. Dans le même sens, il faut relever que les justifications russes à l’invasion de l’Ukraine n’ont rien d’original. La première, fondée sur la «menace existentielle» pesant sur la Russie, fait écho à la «guerre préventive» utilisée par l’administration Bush pour engager les campagnes militaires en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003). La seconde, qui consiste à dénoncer un prétendu «génocide» auquel l’intervention russe serait supposée mettre fin, reprend presque exactement le discours qui a justifié l’attaque par l’Otan de la Yougoslavie, en 1999, menée officiellement en réaction aux exactions des forces serbes au Kosovo.
Mais, précisément, peut-on encore parler de droit international lorsque ses principes les plus fondamentaux sont régulièrement bafoués par ceux-là mêmes qui sont supposés le faire respecter? Tout dépend évidemment de ce qu’on entend par «droit international». Si l’on pense, comme pour le droit interne, à un ordre dont les règles sont respectées grâce à un appareil étatique doté d’un «pouvoir judiciaire» et d’un «pouvoir exécutif» performants, il ne peut exister de droit «inter-national», lequel ne s’appuie par définition pas sur un État mondial en garantissant le respect. Si, en revanche, on conçoit le droit international comme un discours qui permet de critiquer, condamner, et parfois (mais pas toujours) sanctionner certaines pratiques, la réponse est toute différente. Le bombardement de la Yougoslavie de 1999 a été condamné par un grand nombre d’Etats ainsi que par la Cour internationale de Justice; l’invasion de l’Irak a été dénoncée par une très grande majorité des membres de l’ONU; celle de l’Ukraine, en Crimée en 2014 et plus largement en 2022, a fait l’objet d’une dénonciation massive. De ce point de vue, le droit international existe: c’est son langage qui est mobilisé pour mettre en cause les États agresseurs. Et, paradoxalement, en se défendant sur ce terrain, ces mêmes États confirment que leur action est soumise à certaines limites…
Mais le droit international se réduit-il à un discours que l’on peut mobiliser pour dénoncer des agressions? Ne peut-on pas attendre de lui davantage, en développant ses règles tout comme ses mécanismes de mise en œuvre? Questions légitimes, mais qui doivent être traitées en tenant compte des limites mêmes de l’ordre juridique international, et spécialement de la circonstance qu’il ne peut remplacer la réflexion politique.
Voir le droit international là où il n’est pas?
La guerre en Ukraine a donné lieu à diverses propositions supposées améliorer le droit international. À l’analyse, ces propositions tendent souvent à masquer un manque de volonté politique en se retranchant derrière un problème juridique en réalité inexistant.
Plusieurs voix se sont ainsi élevées pour regretter que l’on ne puisse pas soutenir davantage l’Ukraine. À cet effet, il serait nécessaire de faire entrer l’Ukraine dans l’Otan, la faisant ainsi bénéficier de l’article 5 du traité de Washington. Ce dernier prévoit en effet que, si un membre de l’organisation est victime d’une agression armée, les autres membres lui apporteront leur soutien. Une telle suggestion manque toutefois totalement sa cible, et ce pour deux raisons. D’abord, il est juridiquement possible de venir militairement en aide à l’Ukraine sans que celle-ci soit membre de l’Otan. Cette organisation a en effet, depuis les années 1990, redéfini ses compétences comme s’étendant à des missions dites «non-article 5», c’est-à-dire qui dépassent la défense d’un de ses membres. De telles missions sont parfaitement licites, si elles sont conduites soit conformément à une résolution du Conseil de sécurité, soit pour soutenir un État qui aurait été agressé et qui appellerait l’Otan à le soutenir, comme c’est aujourd’hui le cas de l’Ukraine. Ensuite, et en tout état de cause, que l’on se place dans l’article 5 ou en dehors, il n’existe jamais aucune obligation de faire la guerre pour protéger un Etat: tout ce que cette disposition prévoit, c’est d’«assister» cet État, en prenant «toute mesure [que l’on] jugera nécessaire», une formule qui laisse une large marge d’appréciation. Et, précisément, sur le terrain, les États de l’Otan ont préféré envoyer des armes, sans s’engager directement dans le conflit. Il s’agit là d’un choix politique, justifié par la volonté d’éviter un engrenage militaire susceptible de conduire à l’usage de l’arme nucléaire. Et ce choix politique peut, et doit, être pleinement assumé.
Une autre proposition formulée est la création d’un tribunal spécial pour juger les crimes qui ont été commis en Ukraine. Pourtant, la Cour pénale internationale est bel et bien compétente pour se prononcer, et a effectivement déclaré entamer ses investigations. Certes, pour des raisons techniques sur lesquelles on ne s’étendra pas, elle ne peut se prononcer sur le crime d’agression. Mais elle reste compétente pour juger les responsables (y compris Vladimir Poutine) de crimes de guerre (soit des violations graves du droit de la guerre, comme l’attaque de civils), de crimes contre l’humanité (soit des attaques généralisées ou systématiques contre la population civile), voire de crimes de génocide (si l’on montre qu’un groupe ethnique ou racial a été visé comme tel). Pour des raisons liées à la fois à des pressions et à des moyens financiers limités, la Cour pénale est souvent critiquée pour avoir insuffisamment exercé ses responsabilités au-delà de l’Afrique. Le précédent de l’Ukraine pourrait lui donner l’occasion d’affirmer symboliquement son impartialité tout en ne laissant pas impunis des crimes considérés par beaucoup comme historiques.
Finalement, il ne faut ni ignorer, ni surinvestir le droit international. En tant que discours dont la légitimité est acceptée par les acteurs de la scène internationale, il peut être mobilisé pour dénoncer les agressions et les crimes. En tant que discours toujours, il ne peut remplacer les choix politiques délicats qui doivent être effectués et assumés, en Ukraine comme ailleurs.