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Le maintien de l’État de droit en Hongrie au moyen du principe de bonne gestion budgétaire


Chronique rédigée par Nicolas de Sadeleer (USL-B), publiée en primeur sur le site du Soir



Au premier abord, le dessein général de l’Union paraît brouillon, confus, opaque, voire impénétrable aux yeux des citoyens. Depuis le Brexit, les États membres sont divisés quant à l’avenir du projet européen. Ils peinent à s’accorder sur les objectifs à atteindre alors que l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre «partage» avec tous les autres une série de valeurs «communes».


L’État de droit, socle des valeurs fondatrices


Principe fondateur découlant des traditions constitutionnelles communes à tous les États membres, l’État de droit constitue indéniablement la valeur première, dans la mesure où elle requiert que les autorités publiques agissent dans les limites fixées par la loi, conformément aux valeurs que sont la démocratie et le respect des droits fondamentaux. Une question essentielle taraude les élites européennes. Ces valeurs imposent-elles une vision unique de la démocratie et contrarient-elles les velléités de certaines majorités parlementaires? Ou doivent-elles au contraire s’accommoder des spécificités des identités nationales, au risque de ne pouvoir condamner la montée en puissance de l’illibéralisme dans certains Etats d’Europe centrale?


Les passes d’armes juridictionnelles et politiques entre, d’une part, les institutions de l’Union européenne (UE), soutenues par la plupart des pays occidentaux et, d’autre part, la Pologne et la Hongrie défraient dorénavant la chronique. Les relations entre ces deux blocs se sont crispées ces dernières années, dans la mesure où la Cour de justice de l’UE (CJUE) a pris le parti de contrôler par l’entremise de l’État de droit et de la protection juridictionnelle effective, notions indéterminées, les contours des systèmes judiciaires nationaux, tout particulièrement en Pologne. Au dialogue des juges a succédé une guerre des juges, au sein de certains États. À titre d’exemple, des juridictions polonaises continuent à dialoguer avec la CJUE afin de préserver leur indépendance et impartialité. Cette confrontation donne l’image d’une Europe profondément divisée.


Le respect des valeurs fondatrices de l’Union, et plus particulièrement de l’État de droit, serait de la poudre aux yeux à défaut d’un mécanisme de contrôle et de sanction. Ainsi, le Traité de l’Union européenne prévoit-t-il une procédure spécifique comprenant un volet préventif et un mécanisme de sanction. Le volet préventif doit permettre au Conseil des ministres (les États membres) de constater «un risque clair de violation grave» des valeurs fondatrices par un État membre. Actionnée à deux reprises, à la fois par le Parlement européen et par la Commission européenne, à l’encontre de la Hongrie et de la Pologne, cette procédure n’a pu aboutir du fait que le risque de violation doit être constaté par un vote à la majorité des quatre cinquièmes au sein du Conseil des ministres. Les États demeurent en effet divisés quant à l’opportunité de sanctionner leurs pairs accusés de violer l’État de droit. Ces difficultés s’expliquent sans doute par le fait que lorsque ce mécanisme fut conçu, les auteurs du Traité avaient davantage à l’esprit un coup d’Etat militaire, que tout le monde se serait empressé à condamner, qu’une dégradation lente de l’État de droit, laquelle est plus difficile à cerner et à combattre. L’attitude passive du Conseil a d’ailleurs été fustigée par les eurodéputés.


Le contrôle du respect de l’État de droit au moyen de la conditionnalité budgétaire


Les sanctions politiques (prévues par le Traité de l’Union européenne) et judiciaires étant fort symboliques, le pugilat se déplace dorénavant du côté financier. Lorsqu’il est parvenu à un accord le 21 juillet 2020 pour permettre à la Commission européenne d’emprunter 750 milliards d’euros sur les marchés internationaux en vue de financer le plan de relance suivant la pandémie de covid (Next Generation EU), le Conseil européen avait dû trouver un équilibre entre les besoins financiers des États éprouvés par la pandémie et les craintes de dérive budgétaire exprimées par les États plutôt récalcitrants devant l’ampleur de l’emprunt. À défaut de mécanismes de lutte contre la violation des principes de l’État de droit, ces derniers craignaient que les sommes empruntées puissent être galvaudées dans des pays en proie au népotisme ou à des dérives autoritaires.


Par conséquent, le Conseil européen, qui rassemble à Bruxelles les chefs d’État et de gouvernement, avait invité le législateur de l’Union à adopter un mécanisme de conditionnalité budgétaire qui subordonne le bénéfice des financements européens au respect de l’État de droit. Sur la base de ce compromis, le Parlement européen et le Conseil (les deux branches du pouvoir législatif) ont adopté le 16 décembre 2020 le Règlement dit «conditionnalité», lequel soumet l’octroi aux États membres des 672 milliards de prêts et de subsides prévus par le plan de relance ainsi que par les autres programmes budgétaires au respect de l’État de droit. Craignant d’être privés de cette manne financière en raison de leurs divergences quant à la portée de l’État de droit, la Hongrie et la Pologne menacèrent de bloquer l’adoption du budget pluriannuel, laquelle requiert l’unanimité au sein du Conseil des ministres. Leur vote a finalement pu être obtenu par la concession faite par les chefs d’État et de gouvernement (Conseil européen) de laisser inappliqué le règlement «conditionnalité» jusqu’à ce que la CJUE statue sur sa légalité.


Les deux branches du pouvoir législatif européen ne se sont pas mises de suite d’accord sur la portée du mécanisme de conditionnalité. Le Conseil des ministres voulait limiter celui-ci à la lutte contre l’utilisation frauduleuse des fonds européens alors que le Parlement européen aurait souhaité doter l’Union d’un instrument plus efficace que celui prévu par le Traité pour garantir les principes de l’État de droit dans certains États membres. Décidées à en découdre, la Hongrie et la Pologne, qui pourraient à terme être privées des fonds européens, formèrent un recours devant la CJUE en vue d’obtenir l’annulation du règlement «conditionnalité». Ils arguèrent devant la Cour qu’en permettant de contrôler le respect de l’État de droit en matière d’allocation de fonds européens, ce mécanisme parallèle court-circuitait le mécanisme de prévention et de sanction prévu par le Traité de l’Union européenne. À leur estime, en adoptant le règlement «conditionnalité», le Parlement européen et le Conseil des ministres avaient mis en place une procédure permettant de constater et de sanctionner, de manière plus rapide et plus efficace que ne le permet ledit Traité, les violations aux principes de l’État de droit en matière budgétaire. Il s’agissait à leurs yeux d’un excès de compétences.


Le nouveau mécanisme de conditionnalité budgétaire s’ajoute aux procédures de prévention et de sanction des violations des valeurs fondatrices


Le 16 février 2022, l’assemblée plénière de la CJUE (27 juges) rejeta leur recours. Malgré les aspects extrêmement techniques de ce contentieux, il est possible de mettre en exergue les points essentiels du jugement. La Cour a jugé que la finalité du règlement est cohérente avec le principe de bonne gestion financière, lequel s’impose dans l’exécution du budget européen, y compris pour les États membres. En effet, les autorités publiques ne peuvent garantir une bonne gestion financière que si elles agissent en conformité avec le droit, et qu’elles répriment la fraude fiscale et la corruption. À ce titre, l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire s’avèrent indispensables. Il s’ensuit que le mécanisme de conditionnalité n’a pas pour but de sanctionner un État membre pour la violation d’un principe de l’État de droit, mais cherche à protéger le budget de l’UE des violations des principes de l’État de droit dans un État membre.


Par ailleurs, la Cour a ajouté que le budget de l’Union constitue l’un des principaux instruments permettant de concrétiser le principe de solidarité, qui constitue l’un des principes fondamentaux du droit de l’Union. S’agissant de la solidarité inter-étatique, la confiance mutuelle s’impose avec force. La violation des règles budgétaires par certaines autorités nationales sape la confiance des contribuables dans le projet d’intégration européenne et alimente l’euroscepticisme.


Enfin, la Cour a conclu qu’en raison de sa finalité, de son champ d’application, des conditions d’engagement, le nouveau mécanisme de «conditionnalité» budgétaire est fondamentalement distinct de la procédure de défense de l’État de droit prévue par le Traité de l’Union européenne, plutôt favorable à la Hongrie et à la Pologne. À titre d’exemple, alors que la procédure prévue par le Traité de l’Union européenne prévoit la suspension des droits de vote de l’État membre sanctionné au sein du Conseil des ministres, le règlement «conditionnalité» envisage des mesures limitées de nature budgétaire.


Par conséquent, sur la base du règlement «conditionnalité», la Commission européenne et le Conseil des ministres pourraient dorénavant priver des États, comme la Pologne et la Hongrie, de ressources financières au motif que ces derniers porteraient atteinte à des principes de l’État de droit qui garantissent la bonne exécution du budget européen. Actuellement, la Hongrie se trouve dans le collimateur de la Commission, laquelle a entamé le 25 avril dernier une procédure à son encontre sur la base du règlement «conditionnalité». L’octroi des 7,2 milliards de subsides et 9 milliards de prêts du plan de relance revenant à cet État membre pourrait ainsi être gelé. La question se pose désormais de savoir à quelles conditions les institutions pourront suspendre l’octroi de fonds européens.


Les États sanctionnés ne manqueront pas de contester la légalité des futures sanctions du Conseil (devant statuer à la majorité qualifiée) devant le Tribunal de l’Union européenne (la juridiction de première instance). Du point de vue de la protection du budget, la partie n’est pas gagnée d’avance étant donné que le Tribunal exige que les institutions de l’Union justifient leur décision à l’aune des éléments de fait et de droit pertinents. En exigeant que les violations des principes de l’État de droit soient en rapport avec la bonne exécution du budget, la Commission européenne et le Conseil des ministres devront apporter les preuves que les violations alléguées affectent les modalités d’exécution des fonds européens. En effet, la détection de violations des principes de l’État de droit requiert que la Commission procède à une évaluation qualitative approfondie, objective et impartiale. L’interprétation retenue par la CJUE du règlement «conditionnalité» n’est en tout cas pas de nature à permettre la suspension des fonds européens pour toute forme de violation de l’État de droit.

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