Le Petit Prince au pays du covid

Chronique rédigée par François Ost (USL-B), publiée en primeur sur le site du Soir
Quinze mois après le déclenchement de la pandémie (plutôt une syndémie), il est possible, et nécessaire, de prendre du recul en vue de tirer certaines leçons pour les crises à venir. Une ample littérature s’y emploie. Parmi celle-ci, je retiens un ouvrage, écrit par des sociologues de l’organisation (1), dont les conclusions sont intéressantes. Aux yeux des auteurs, les principaux dysfonctionnements qui ont marqué le traitement de la crise tiennent à la manière de raisonner des décideurs. Une manière routinière et quantitative, favorisant les savoirs stables et les certitudes. Des raisonnements sur le mode du «toutes choses égales par ailleurs» qui, après avoir ainsi beaucoup simplifié des problèmes complexes et évolutifs, aboutissent à la conclusion qu’«il n’y a pas d’alternative». Et les auteurs de conclure à la nécessité de former les décideurs à la pratique du doute, de la critique, et de la discussion pluraliste.
Nul doute que la fiction littéraire soit un bon exercice à cet égard. Si nous imaginions, par exemple, qu’un nouveau Petit Prince avait débarqué sur la planète bleue en février 2020, qu’aurait-il retenu? (2)
Le politique
Le premier habitant que le Petit Prince rencontra (le pangolin qui l’accompagnait toujours avait été saisi et envoyé en fourrière, dès son arrivée dans le pays) était un politique.
– «Nous sommes en guerre», lui dit celui-ci, en relevant le menton.
– Mais il n’y a pas d’ennemi, juste un minuscule organisme vivant qui circule; les virus ont toujours existé.
– Tu ne comprends pas, je veux dire que je décrète la mobilisation générale, tout sera mis en œuvre pour éradiquer le virus. À la guerre comme à la guerre. Il voulait dire que face à un événement exceptionnel, il fallait adopter des mesures exceptionnelles. Et il ajoutait: nous ferons cela quoi qu’il en coûte.
– Mais le pays n’est-il pas déjà très endetté?
– Il faut ce qu’il faut, les banques centrales émettront plus d’argent, et les pays contracteront des emprunts.
– Cela coûtera très cher; il faudra bien rembourser un jour?
– La dette ne coûtera rien du tout: la Banque centrale européenne rachète les titres de la dette des États et leur reverse les intérêts qu’ils lui paient.
Tout de même, le Petit Prince se demandait comment il était possible de ne pas payer ses dettes, et comment ce qui était un délit pour les particuliers devenait une vertu pour les États.
L’épidémiologiste
Un peu plus loin, le Petit Prince rencontra un homme très affairé qui traçait de grandes colonnes de chiffres sur un tableau noir et dessinait des courbes impressionnantes.
– Je suis un épidémiologiste, expliqua-t-il: je construis des indicateurs à partir des chiffres que les autorités sanitaires me fournissent, et j’établis des modèles prévisionnels. Hier encore, nous étions sur un faux plat, mais aujourd’hui les courbes s’envolent. Dans deux semaines nous atteindrons le point de saturation des hôpitaux, alors nous confinons tout le monde. La santé n’a pas de prix, n’est-ce pas?
Le Petit Prince pensait plutôt que tout, précisément, avait un prix, et que le pays avait sans doute beaucoup trop désinvesti le secteur sanitaire–il en payait le prix aujourd’hui. Mais l’expert, très en verve, reprenait:
– Mieux vaut prévenir que guérir ; ce virus est sournois: il tue et ne se déclare qu’après plusieurs jours d’incubation, alors le confinement général s’impose, nous ne pouvons prendre aucun risque.
– Le Petit Prince pensait que le risque zéro n’existe pas, et que vivre, c’est prendre des risques. Aussi se permit-il une question: si vous étiez confronté à un virus vraiment très dangereux, létal à 100 %, qui mettrait, disons, 70 à 80 ans à se déclarer, que feriez-vous? (3)
– Eh bien, on confinera tout le monde le temps qu’il faudra. Tu ne comprends pas: la santé est le bien suprême: ne dit-on pas tant qu’on a la santé…
Le Petit Prince restait perplexe, se disant qu’on avait tous contracté le «virus de 70 ans» à la naissance. À nouveau, il risqua une question: «mais la santé mentale, qu’en faites-vous?».
– On s’en préoccupera plus tard, fit l’épidémiologiste. Dans l’immédiat nous traitons des données quantifiables, celles qui permettent d’élaborer nos modèles. Ce n’est pas le moment de couper les cheveux en quatre. Chaque jour de nouveaux variants, toujours plus dangereux, se présentent. Alors je dis: soyez responsables, restez chez vous!
Le Petit Prince prit congé, se demandant qui étaient ces habitants de la planète bleue: comment pouvaient-ils survivre, privés de contacts avec leurs semblables? Il se remémorait aussi un autre voyage qu’il avait fait, au pied de la Montagne de la table: on y traitait la pandémie avec plus de sang-froid et moins de contraintes; le système sanitaire était moins centré sur les hôpitaux, et la prise en charge des malades plus communautaire, mieux assurée par les soignants de terrain–mais sans doute les pays plus pauvres étaient-ils plus proches des rythmes naturels et plus familiers de la mort. (4)
Le juriste
Devant le Palais de justice, le Petit Prince rencontra un juriste attaché au ministère de l’Intérieur. Il lui signifia qu’il n’avait pas de temps à lui consacrer.
– Tu comprends, en ces temps exceptionnels, nous devons tout réinventer, toutes sortes de mesures dérogatoires au droit commun. Alors, du matin au soir, je fais des copier-coller entre tous ces arrêtés ministériels, ces règlements, ces circulaires, qui changent tous les jours.
– Mais je croyais que la Constitution ne pouvait jamais être suspendue?
– En effet, elle ne l’est pas, puisque nous ne l’avons pas suspendue. Un état d’exception n’existe que quand on le décrète. L’État de droit est garanti puisque les citoyens peuvent introduire des recours et que nous appuyons nos arrêtés sur pas moins de trois lois.
– Mais on m’a dit que dans 148 cas sur 150 votre Conseil d’État avait rejeté ces recours.
– Tu vois, c’est bien la preuve que tout est en ordre; nécessité fait loi, comme on dit.
Le petit Prince se demandait alors pourquoi le gouvernement prenait tant de peine maintenant à faire voter une «loi pandémie» afin de donner une base légale certaine aux mesures prises depuis un an. Il pensait aussi qu’on disait plutôt: «nécessité n’a pas de loi», mais il n’osa plus déranger un homme aussi important et garda ses réflexions pour lui.
Le policier
Le petit Prince s’était remis en marche. Au détour du chemin, il tomba sur un attroupement devant le parvis d’une église. La presse était présente, des cars de police aussi. Que se passait-il donc? Un musicien avait programmé un acte de désobéissance civile: il allait donner un concert dans l’église devant un public de quinze personnes.
– C’est interdit?
– Les manifestations culturelles sont interdites, lui répondit le policier. Nous allons verbaliser l’artiste et mettre un terme à cette exécution.
– Mais les cérémonies religieuses sont permises au même endroit, avec quinze personnes?
– Tu ne comprends pas, ce n’est pas la même chose.
– Mais le risque est le même, osa hasarder le Petit Prince. (5)
– C’est comme cela, dit le policier, dura lex, sed lex .
Le businessman
Un peu plus tard, le Petit Prince rencontra le businessman. Celui-ci était très content: on allait vacciner tout le monde, et sa société était la première à avoir commercialisé le vaccin. Son carnet de commandes comportait des dizaines de millions de doses.
– Bravo dit le Petit Prince, alors, vous allez divulguer votre technologie aux pays les moins avancés pour qu’on en sorte rapidement?
– Tu n’y penses pas, cela ne marche pas comme cela, nous avons consenti des sommes considérables pour produire ce vaccin.
– Mais vos chercheurs ne sont-ils pas formés dans des universités subsidiées par l’État, et la recherche n’est-elle pas largement subventionnée? Et puis n’êtes-vous pas déjà rentré dans vos frais depuis longtemps?
– Tu ne comprends pas, dit le businessman , qui considérait qu’il avait perdu beaucoup trop de temps dans cette conversation oiseuse: les affaires sont les affaires.
– Je crois que je comprends, dit le Petit Prince, mais quel sens cela a-t-il de vacciner un pays si le reste de la planète ne l’est pas? Demain des variants…
– Précisément, dit le businessman, qui déjà prenait congé, il faudra mettre au point de nouveaux vaccins…
Le communicateur
Pour finir, le Petit Prince rencontra le communicateur; très affairé, les écouteurs dans les oreilles et l’ordinateur sur les genoux, il préparait la communication du gouvernement pour la conférence de presse qui allait suivre le prochain Conseil de crise. Le Petit Prince était content: enfin, il allait comprendre comment raisonnent les habitants de la planète bleue.
– C’est très simple, dit le communicateur, nous utilisons la tautologie. Il suffit de tout répéter deux fois, sur le ton de l’évidence, pour qu’une thèse discutable ou probable devienne une certitude. (6)
– Mais en disant qu’une chose est ce qu’elle est, on ne progresse pas, on n’apprend rien?
– Justement, il faut rassurer, réaffirmer avec force la normalité. Le grand public étant ce qu’il est, l’important n’est pas d’informer, mais de persuader. Par exemple, si je dis «la loi est la loi», évidemment, on le sait bien, mais le message qui passe c’est qu’il faut obéir à la loi.
– Mais alors, cette langue de bois permet de tout justifier…
– Tu ne voudrais tout de même pas qu’on ouvre la boîte de Pandore du débat, alors qu’il y a péril en la demeure? Les choses sont ce qu’elles sont. Laisse la communication aux communicateurs, la politique aux politiques, et les vaches seront bien gardées.
– Évidemment, s’il est question de vaches à garder, alors je comprends, se dit le Petit Prince.
Le soir était tombé, et maintenant le Petit prince se sentait bien seul, son pangolin lui manquait. C’est alors qu’on vint l’arrêter: il avait dépassé l’heure du couvre-feu, et ne disposait pas du corona pass. Circonstance aggravante: il n’avait pas rempli le Passenger locator form pour entrer dans le pays. Un arrêté d’expulsion était pris contre lui. Le Petit Prince et son pangolin étaient envoyés dans le camp de Lesbos–«jusqu’au retour à la normale», lui avait-on signifié.
Avait-il bien entendu: «retour à la normale» ou plutôt à «l’anormal»?
(1) H. Bergeron, et alii, Covid-19: une crise organisationnelle, Les Presses de SciencesPo, Paris, 2020. (2) L’exercice que je tente ici à la faveur de la licence fictionnelle, je l’ai mené par ailleurs sur le terrain de l’explication documentée: F. Ost, De quoi le covid est-il le nom?, Bruxelles, Éditions de l’Académie, avril 2021. (3) J. Mitchell, «Méfions-nous du doux despote qui veut nous protéger de la mort à tout prix», Entretien au Figaro avec L. Mandeville. (4) Sur le traitement du Covid en Afrique du Sud, cf. E. Goemaere, «Des leçons à tirer du modèle de prise en charge venus du Sud», in Le Soir, 3 mai 2021. (5) Dans un arrêt du 27 avril 2020, la cour d’appel de Bruxelles décide qu’«aucune raison scientifique ne justifie cette discrimination» et écarte l’application de l’Arrêté ministériel concerné. (6) L. Gaudin-Bordes, «La tyrannie de la tautologique: l’évidence comme outil énonciatif et stratégie discursive», in Langue française , 2008/4, nº 160, p. 55 s.