Les grèves de la faim des «sans-papiers» dans nos universités (2009-2021)

Chronique rédigée par Barbara Apraxine, Diane Bernard, Yves Cartuyvels, Lou Clemens, Ludivine Damay, Martin Deleixhe, Florence Delmotte, Gauthier Dierickx, Denis Duez, Paul Fontaine, Abraham Franssen, Christine Guillain, Olivier Hambursin, Michel Hubert, Cristal Huerdo Moreno, Romain Karsenty, Emmanuel Klimis, Sophie Klimis, Thierry Lavendhomme, Joëlle Lints, Christophe Mincke, Régine Naulin, John Nève, Isabelle Ost, Olivier Paye, Charlotte Pézeril, Anne-Marie Polomé, Chloé Salembier, Nissaf Sghaier, Diletta Tatti, Alain Van Assche, Pascale Vielle, Bénédikte Zitouni, publiée en primeur sur le site du Soir
La grève de la faim de personnes «sans-papiers» actuellement en cours à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) a un tragique air de déjà-vu. Souvenez-vous: en 2009, l’ULB avait déjà hébergé 250 personnes «sans-papiers». De telles occupations avaient lieu au même moment dans d’autres universités et églises de Belgique. Toutes ces occupations de lieux symboliques avaient une visée politique: demander des critères de régularisation clairs et permanents pour les «sans-papiers». Jusqu’alors, les régularisations se faisaient en effet au cas par cas, selon le bon vouloir de l’officier d’état civil auquel les requérants étaient confrontés.
Face à l’inertie du politique, le mouvement s’était durci: les membres de plusieurs occupations, dont celle de l’ULB, avaient décidé d’entamer une grève de la faim. Le droit belge stipule en effet que «l’étranger qui séjourne en Belgique et qui dispose d’un document d’identité et souffre d’une maladie dans un état tel qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique […] peut demander l’autorisation de séjourner dans le Royaume au ministre ou à son délégué (1)». Son application conduisait donc à ne pas renvoyer dans leur pays d’origine des personnes dont l’état de santé ne leur permettait pas de voyager. D’où une «épidémie» de grèves de la faim au sein des occupations de «sans-papiers».
Une cinquantaine de personnes, non-grévistes de la faim, ont alors été accueillies à l’USL-B. Pendant les six mois qu’a duré leur occupation, nous avons appris à connaître ces «sans-papiers», que cela soit en cohabitant avec eux au quotidien ou en interagissant dans le cadre d’actions en soutien à leur lutte: manifestations, actions sportives et culturelles de sensibilisation, rencontre avec des candidats des principaux partis politiques, etc.
Les parcours migratoires: une confrontation perpétuelle avec la mort
Nous avons découvert une réalité qui a été, pour beaucoup d’entre nous, un choc: les conditions de voyage épouvantables, la traversée de déserts, accrochés aux flancs de camions, mais aussi les sommes faramineuses demandées par les passeurs. Nous avons aussi découvert leurs conditions de vie ici, leur exploitation systématique par des employeurs sans scrupules, notamment sur les chantiers: des journées de 12 à 15 heures, payées 20 euros de la journée, sans aucune protection, de quelque nature que ce soit.
Ces mois durant, nous avons été confrontés à leur hantise perpétuelle d’être contrôlés et envoyés en centres fermés, où plusieurs d’entre eux avaient déjà séjourné. Nous avons découvert la réalité carcérale qui se cache derrière les jolis mots de «centre d’accueil» et de «petit château»: des lieux de non-droit où règnent arbitraire total, racisme et violence, sous de multiples formes (2).
Oui, nous avons découvert les résultats concrets et mortifères de la politique migratoire belge et européenne, en les voyant incarnés dans toutes ces personnes: marquées à vie au corps et à l’âme par la confrontation permanente à la mort, à la maladie, à la terreur et au rejet. Car le parcours migratoire est jonché de facteurs funestes: trafic d’êtres humains, abandons dans le désert, noyades dans la Manche ou en Méditerranée, suicides de désespoir en centres fermés.
La grève de la faim: se désincarner pour devenir visibles sur l’espace public?
À l’époque, nous avions aussi été confrontés à la décision de certaines de ces personnes d’entrer à leur tour en grève de la faim, malgré tous les risques que cette action comportait. C’est pourquoi, aujourd’hui, à toutes celles et ceux qui oseraient encore qualifier la grève de la faim de «chantage», à toutes celles et ceux qui ne comprennent pas l’apparente disproportion entre le moyen (une grève de la faim qui met rapidement en péril la santé, si pas la survie) et la finalité (demander des critères légaux de régularisation clairs et permanents), à toutes celles et ceux qui considèrent peut-être cette action comme absurde, car elle est faiblement médiatisée et ne suscite qu’une faible empathie dans l’ensemble de la population, nous répondons ceci:
En 2009, nous avons cru être dans le juste en tentant de «faire entendre raison» aux «sans-papiers»: «ces papiers ne valent pas de détériorer votre santé de manière irréversible, voire de mourir!» Ils nous ont logiquement opposé l’inefficacité de toutes les actions raisonnables qu’ils avaient menées jusqu’alors et l’efficacité de la grève de la faim qui avait abouti à des régularisations au cas par cas.
Il faut tirer toutes les implications de ce constat. Qu’est-ce qui pousse donc les «sans-papiers» à tant vouloir obtenir lesdits papiers? Nous ne pouvons pas répondre à leur place. Seulement faire part de nos propres suppositions, après les avoir écoutés. Dans un premier temps, nous dirons: le désir fondamental de pouvoir vivre dans la tranquillité. Car nous, citoyens «avec papiers», savons-nous réellement ce que veut dire la peur permanente d’être arrêté: dans le métro, en allant chercher ses enfants à l’école, en faisant ses courses? Le philosophe Gilles Deleuze définissait l’animal comme l’être vivant qui est «perpétuellement aux aguets», à la différence de l’humain, qui a acquis/conquis le droit de pouvoir dormir en paix, sans la surveillance perpétuelle de son environnement. Nous reformulerons donc notre première hypothèse: les «sans-papiers» veulent des papiers à tout prix, pour rester humains.
Lutter pour le droit d’avoir des droits
Une seconde piste se déduit de la première: les «sans-papiers» sont prêts à la grève de la faim pour rester membres d’une communauté humaine. Ils sont en effet les sans-droits absolus de nos sociétés. Celles et ceux qui n’ont pas droit à la protection des droits accordés aux Nationaux. Celles et ceux que même les droits de l’Homme ne protègent plus. Car comme Hannah Arendt l’avait montré dès 1951 dans le dernier chapitre de son étude consacrée à l’Impérialisme, intitulé «Le déclin de l’État-Nation et la fin des droits de l’homme», en pratique, ces derniers ne sont le plus souvent garantis que pour celles et ceux qui jouissent de la protection d’un État. Or tout être humain a, minimalement, «le droit d’avoir des droits.» Dans le cas contraire, il risquerait de se voir éjecté de la communauté humaine.
«J’ai le droit de lutter pour mon droit»: voilà ce qu’avait affirmé, lors d’une préparation à une manifestation, un jeune homme membre de notre occupation, retrouvant dans la pratique l’intuition de la théoricienne. Jusque dans la grève de la faim, les «sans-papiers» luttent pour leur «droit d’avoir des droits.» Car contrairement à bon nombre d’entre nous, les sans-papiers croient encore avec force dans le pouvoir du droit, de la loi et des institutions de faire monde commun . Leur combat, il faut le rappeler, a toujours maintenu la visée universalisante d’une régularisation pour tous les «sans-papiers».
Les mesures prises pour lutter contre la pandémie ont laissé les «sans-papiers» sans ressources
Un troisième constat s’est aussi imposé à nous, littéralement scandaleux: la grève de la faim est aussi dangereuse que tous les dangers mortels auxquels les sans-papiers auront été confrontés durant leur périple à cause de nos politiques migratoires. En 2020 et en 2021, s’y sont ajoutées les mesures restrictives des libertés et des conditions de travail, liées à la pandémie, qui ont tout particulièrement affecté les sans-papiers, comme toutes les personnes vivant dans des situations précaires. Aujourd’hui, dans leur demande d’une loi manquante, les «sans-papiers en grève» de la faim ne se réfèrent donc plus à l’article 9ter (urgence médicale) comme en 2009, mais à l’article 9 bis (circonstances exceptionnelles). Ils veulent attirer l’attention sur le fait qu’en raison de la pandémie, ils n’ont plus ni moyen de subsistance ni la possibilité de rentrer chez eux.
C’est pourquoi, en souvenir de toutes et tous les occupants de Saint-Louis et en fraternité avec toutes et tous les «sans-papiers» luttant dans les occupations actuelles, nous relayons ici l’appel de nos collègues de l’ULB et de la VUB, pour que soient, enfin, édictés des critères clairs et permanents de régularisation. C’est pourquoi aussi nous redisons combien est intolérable ce à quoi nous sommes en train d’assister: la réification volontaire et délibérée d’êtres humains en purs corps somatiques.
La solidarité avec les «sans-papiers» est une solidarité d’humains à humains, égaux en droit et cherchant à l’être dans les faits. Elle nous rappelle à notre devoir de vigilance critique vis-à-vis de nos propres gouvernements, et de celui de la Belgique en particulier. Elle nous invite à nous transformer toutes et tous ensemble, en citoyens responsables du monde.
(1) Article 9 ter de la loi du 15 décembre 1980. (2) Il faut prendre connaissance des témoignages des personnes retenues en centres fermés.