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Les prisons sont pleines, la faute aux facultés de droit?


Chronique rédigée par Yves CARTUYVELS (USL-B), publiée en primeur sur le site du Soir



Dans une interview récente, Marc Nève, président du Conseil Central de Surveillance Pénitentiaire, et Philippe Mary, professeur de politique criminelle et de pénologie à l’Université Libre de Bruxelles, évoquent la situation des prisons en Belgique et leur évolution. Interrogés sur la création de la prison de Haren–qualifiée de village pénitentiaire par l’administration pénitentiaire mais de méga prison par le secteur associatif–, ils soulignent les limites de ce type de projet: destinée à remplacer les prisons vétustes de Saint-Gilles et de Forest-Berkendael à Bruxelles, cette méga prison n’apportera pas de réponse à la problématique de la surpopulation pénitentiaire ni, plus globalement, à celle de l’inflation carcérale. Marc Nève et Philippe Mary dénoncent en outre cette inflation carcérale largement liée au prononcé de longues peines, l’insuffisance d’activités dans les prisons ou encore la faiblesse du suivi psychosocial des détenus.


On ne peut que leur donner raison: une très vieille loi en matière pénitentiaire veut qu’une nouvelle prison s’ajoute généralement au parc pénitentiaire existant et que sa création se traduit par un accroissement global de la population carcérale. En outre, les nouvelles prisons «modernes», recourant à divers dispositifs automatisés, ne sont pas toujours plus humaines que les vieilles prisons panoptiques héritées du XIXe siècle. Enfin, il est un fait qu’en prison, le travail visant à préparer la réinsertion est souvent réduit à sa plus simple expression.

Un problème de formation en faculté de droit?

Les constats sont relativement classiques mais pas inutiles pour autant, dès lors que cette situation se répète. Ce qui nous paraît plus original est l’explication donnée pour éclairer la tendance au «tout à la prison» contemporain. Est mise en cause à titre principal la culture des magistrats: ces derniers seraient prisonniers d’un tropisme qui les amène à considérer que la prison est la seule «vraie peine», un regard dont leur formation universitaire technico-juridique serait responsable. Philippe Mary explique ainsi que «dans les facultés de droit, on donne des cours de droit, pas autre chose. Quand mes élèves arrivent au cours de pénologie, ils ont des représentations de sens commun, pour eux la peine de prison semble la peine de référence. Il y a une faute claire et nette des facultés de droit, d’où sortent les magistrats».


En soi, l’argument est factuellement discutable. En Belgique francophone, les programmes des facultés de droit font, plus qu’ailleurs, place à une approche interdisciplinaire ou multidisciplinaire du droit. Le baccalauréat en droit, notamment, propose des cours de philosophie, de sociologie ou d’histoire en rapport avec le droit qui ont vocation à dépasser une formation purement technique pour penser le droit et la justice en contexte. Le maintien de cette dimension interdisciplinaire est une spécificité de la formation en droit en Belgique francophone. Elle fait régulièrement l’objet de débats lors des discussions sur la réforme des études de droit, entre les «techniciens positivistes» (qui considèrent globalement qu’une formation en sciences humaines est de la perte de temps) et les partisans d’une approche interdisciplinaire (qui estiment fondamental de donner aux étudiants en droit des outils pour décoder le monde dans lequel ils seront appelés à intervenir). Professeur de droit pénal à l’Université Saint-Louis–Bruxelles, je suis avec mes collègues convaincu de l’importance de proposer aux étudiants en droit une approche réflexive sur le droit pénal, les enjeux normatifs et sociaux qu’il traduit. Ceci passe, dans les cours que nous enseignons, par un éclairage sur le sens et les finalités de la peine, les impasses de la prison comme réponse à la déviance, les heurs et malheurs de son exécution à l’intérieur comme à l’extérieur des murs. Mais aussi par l’organisation de conférences interdisciplinaires sur la question pénale, des visites en prison, l’invitation d’acteurs de terrain aux cours ou encore la participation des étudiants aux journées nationales de la prison.

Si elle doit donc être nuancée, la critique sur la formation des juristes reste utile et nécessaire. Il reste vrai, par exemple, que l’importance du caractère interdisciplinaire de la formation est variable en fonction des institutions universitaires et qu’elle se réduit comme peau de chagrin en second cycle, le Mastère en droit. On peut tout à fait la juger insuffisante et le monde des juristes, plutôt conservateur par nature, montre peu d’engouement pour la remise en question, même si cette culture tend à évoluer ces dernières années. L’«Affaire Dutroux» fut, à cet égard, une occasion manquée: assez curieusement, alors que la culture des magistrats était très largement mise en cause à l’époque, les facultés de droit ont échappé à tout questionnement sur le type de formation qu’elles dispensaient aux futurs magistrats. Dans notre domaine, on pourrait souhaiter que les magistrats bénéficient d’une formation complémentaire en criminologie, via les cursus universitaires existants ou l’institut de formation judiciaire; ou que des sessions de formation continuée les amènent, plus que ce n’est le cas aujourd’hui, à rencontrer en pratique les mondes de l’enfermement et des peines exécutées en milieu ouvert ainsi que leurs acteurs.

Si attirer l’attention sur l’importance de la formation des magistrats paraît pertinent, réduire l’explication de la culture punitive aux lacunes de cette formation semble par contre largement insuffisant. Le risque est de faire l’impasse sur d’autres facteurs déterminants d’une culture répressive qui rattrape nombre de magistrats éclairés. La question revient donc à se demander comment cette culture du «tout à la prison» contamine la justice pénale et ses acteurs, malgré les constats répétés d’échec de l’emprisonnement, la volonté régulièrement affichée de faire de la prison «le remède ultime», les intentions louables de plusieurs acteurs du système.

Le triangle média-politique-opinion publique

D’autres facteurs puissants jouent sans doute un rôle central dans le développement de la culture carcérale. On pense ici au triangle média–politique–opinion publique, ainsi qu’au faible intérêt dont fait l’objet le savoir des scientifiques et des acteurs du terrain dans l’élaboration des politiques criminelle et pénitentiaire.

Il n’est sans doute pas nécessaire de s’appesantir très longuement sur le rôle des médias. Pour le dire platement, le fait divers criminalisé fait vendre. Pris dans l’urgence, cultivant l’émotion au détriment de l’analyse, de nombreux médias font leurs choux gras du crime, d’autant plus rentable qu’il est exceptionnel et spectaculaire. La vidéosphère, en télévision ou sur internet, joue ici un rôle de locomotive, ouvrant la voie à la presse écrite qui, bien obligée de suivre, pratique de manière croissante une écriture de l’image, faite de gros titres et de petites phrases. Privilégiant la dramatisation sur l’information, l’émotion sur l’explication, ces médias contribuent ici à formater une certaine opinion publique qui s’éclate ensuite dans l’anonymat des réseaux sociaux. Le climat créé pèse à son tour sur les responsables politiques, dont certains n’hésitent pas à faire un usage instrumental. Intervenant dans les médias, ces derniers contribuent à accroître le climat anxiogène et à alimenter les attentes supposées de punitivité de leur électorat. La demande est alors de durcir les lois pénales, d’être plus sévère dans leur application, quitte à mettre en cause la responsabilité personnelle des magistrats en cas de réponse «laxiste» qui aurait mal tourné.

Ces ressorts du «populisme pénal» sont bien connus mais trop peu questionnés par ses protagonistes. Plus que la formation initiale des magistrats, c’est sans doute le triangle opinion publique–média–acteurs politiques qui crée un climat formatant la culture répressive des magistrats.

Enjeux sécuritaires et enjeux sanitaires: quel rôle pour le savoir-expert?

Ces dernières années, un autre élément joue sans doute un rôle important: le relatif dédain dont font l’objet les «experts» ou spécialistes du champ pénal dans les discussions sur la pénalité. Dans un article récent (1), Damien Vandermeersch, avocat général à la Cour de cassation, professeur à l’Université Saint-Louis–Bruxelles et à l’UCLouvain, faisait le constat suivant à propos de la réforme du Code pénal relancée en 2015 par Koen Geens, ancien ministre de la Justice sous le gouvernement de Charles Michel: aujourd’hui, le processus législatif est plus que jamais entre les mains de groupes de travail aux mains de l’exécutif. C’est au sein des «intercabinets» (IKW ou interkabinetswerkgroepen) et en Conseil des ministres (Kern) que se déroule la «vraie» discussion. Le débat parlementaire est réduit à sa plus simple expression et les experts invités au Parlement ont régulièrement le sentiment d’être auditionnés pour la forme. Au Parlement, la discipline de parti empêche de remettre en cause des textes souvent issus de marchandages multiples négociés en amont.

Membres de la commission de réforme du Code pénal, Damien Vandermeersch et sa collègue Joëlle Rosie de l’Université d’Anvers ont décidé de démissionner, après avoir constaté que leur projet de réforme avait été détricoté au sein des IKW et en Conseil de ministres, dans un sens chaque fois plus répressif. Le marchandage politique redonnait notamment une place centrale à la prison, là où les deux experts cherchaient à en diminuer le rôle et à privilégier les peines dites «alternatives». Ceci malgré les déclarations initiales du ministre Geens, selon lesquelles la peine de prison devait être le remède ultime réservé aux seules infractions graves (2). Si son successeur actuel, Vincent Van Quickenborne, a annoncé vouloir relancer le projet en repartant du texte initial, le ton sécuritaire de sa note d’orientation politique (3) n’augure cependant guère d’une volonté de lutter contre l’inflation carcérale comme le recommandent nombre des recherches scientifiques.

On tirera de ceci trois conclusions. La première est que le rapport entre politiques et experts est à géométrie variable en fonction des domaines. Ainsi, en matière de pénalité, la reconnaissance du rôle des experts n’est clairement pas le même qu’en matière sanitaire. Là où le poids des experts est manifeste dans la lutte contre le Coronavirus, il apparaît, qu’en matière pénale et pénitentiaire, le savoir expert, s’il est mobilisé, est aussi largement ignoré. Sans doute parce que, comme en matière climatique, ce savoir débouche sur des propositions réalistes, souvent plus soucieuses des droits humains, mais a priori considérées comme peu populaires par les décideurs. Ces propositions, nourries par la réflexion scientifique et l’expérience de terrain, ne sont pas faciles à vendre et nous vivons dans un monde où, qu’il s’agisse des politiques ou des médias, l’argument de vente est déterminant.

La seconde est qu’échappant de manière croissante au débat parlementaire, la fabrique législative est de plus en plus phagocytée par le pouvoir exécutif. Dans le champ pénal, cela contribue à affaiblir la contribution au débat démocratique de chercheurs et d’acteurs de terrain qui n’ont que très peu de relais pour faire valoir les arguments issus de leurs travaux ou de leur expérience.

La troisième, enfin, est que dans ce contexte, il est bien difficile aux magistrats pénalistes de résister à la culture répressive qui les entoure. Certes, améliorer leur formation est une piste importante. Mais ni le droit, ni la justice ne sont des systèmes fermés sur eux-mêmes. Ils sont fondamentalement poreux aux courants qui traversent la société dans laquelle les acteurs du droit et de la justice interviennent. Ce sont sur ces courants-là qu’il faut agir: justice is politics.

(1) D. Vandermeersch, «La réforme du Code pénal: un exercice impossible?», in La science pénale dans tous ses états. Liber amicorum Patrick Mandoux et Marc Preumont, Bruxelles, Larcier, 2019, pp. 127-142. (2) K. Geens, Ministre de la Justice, Plan Justice, Une plus grande efficience pour une meilleure justice, 18 mars 2015, Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2014-2015, nº54-1019/001, p. 43. Le ministre souligne à l’appui que la prison est la peine «la plus socialement perturbante», celle «qui complique le plus la réinsertion», qu’elle est socialement «très coûteuse et peu efficace» et qu’il est nécessaire de «tenir compte de la surpopulation carcérale». (3) Exposé d’orientation politique du vice-Premier ministre et ministre de la Justice du 4 novembre 2020, Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2020-2021, nº55-1610/015.

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