Les travailleurs devraient être informés du bilan carbone et des inégalités dans leur entreprise

Chronique rédigée par Olivier Malay (ULB), publiée en primeur sur le site du Soir
Combien une heure de votre travail rapporte-elle à votre entreprise? Que vous rétribue-t-elle en retour? Et combien lui coûte votre patron ou les actionnaires? Y a-t-il des bénéfices à la fin de l’année? Peu de gens le savent, mais en Belgique les travailleurs peuvent avoir accès à toutes ces informations. Depuis 1948, la loi impose aux entreprises la communication d’une série d’informations économiques et financières à leur personnel. Mais à l’heure où les défis écologiques et sociaux deviennent de plus en plus criants, le type d’informations communiquées devrait être élargi à ces nouveaux enjeux.
L’origine: la démocratie économique
L’information obligatoire du personnel tire ses racines de l’histoire économique et sociale bouillonnante de la Belgique. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les aspirations à une vie meilleure décollent. Le monde du travail n’accepte plus ses mauvaises conditions de vie. Les idées socialistes ont le vent en poupe, et une frange des ouvriers lorgne vers l’URSS qui sort auréolée de sa victoire sur l’Allemagne. Dans ce contexte, pour l’élite dirigeante, la priorité est d’éviter l’explosion sociale et de s’attacher à la reconstruction. Elle considère que le moyen le plus adéquat pour y arriver est de faire des concessions au monde du travail, sous la forme d’un large pacte social.
Ce pacte social, en plus d’instaurer la sécurité sociale et l’État providence moderne, porte la volonté d’une démocratie économique: «Les travailleurs ont un droit indéniable à participer, tant sur le plan général, que sur le plan de l’entreprise, non seulement à l’élaboration de la réglementation sociale, mais aussi à la direction de l’économie». Voici ce qu’affirme l’exposé des motifs de la «loi portant sur l’organisation de l’économie» adoptée le 20 septembre 1948 par le Parlement. Fini, dit-on, l’arbitraire du patron dans l’entreprise. Il faut associer les travailleurs aux décisions. En échange, les syndicats doivent taire leurs critiques du système capitaliste.
Participer à la direction de l’économie ne s’improvise pas, cela nécessite une bonne information. Dès lors, la même loi impose que les travailleurs reçoivent des informations pertinentes et complètes dans les domaines économiques et financiers. Si les travailleurs ont aujourd’hui accès à toute une série d’informations, c’est donc parce que leurs prédécesseurs avaient obtenu les prémices d’une démocratie économique. Cet idéal démocratique était vivace dans la période d’après-guerre. Il s’est ensuite progressivement éteint dans le dernier quart du 20e siècle. D’une part, le monde du travail a perdu le rapport de force face au monde du capital. D’autre part, pousser cet idéal jusqu’au bout aurait probablement nécessité de sortir du capitalisme, ce qui n’était pas le projet initial.
Des chiffres bien utiles mais méconnus
Malgré ces évolutions, les informations économiques et financières sont toujours accessibles aux travailleurs, qui peuvent s’en servir utilement. Par exemple, dans bien des entreprises, la direction refuse des demandes du personnel (renouveler les vêtements de travail, augmenter l’emploi, améliorer les rémunérations…) au motif qu’il n’y a pas assez de moyens. Dans ce cas, l’examen des comptes permet d’apprécier la situation économique de l’entreprise et le montant des bénéfices, ce qui peut parfois amener de belles surprises.
Selon la législation, les chiffres ne doivent être obligatoirement communiqués qu’aux représentants du personnel, et ce uniquement dans les entreprises où un syndicat est présent. Il revient ensuite à ces représentants de relayer les informations à leurs collègues. En pratique, la possibilité d’avoir un accès aux chiffres est souvent méconnue ou ne se réalise pas comme la théorie le supposerait. Il appartient alors aux travailleurs intéressés de prendre contact avec leurs représentants pour être informés. Notons également que les comptes des entreprises sont toujours disponibles en libre accès (mais avec un léger décalage dans le temps) sur le site de la Banque Nationale, ainsi que de manière simplifiée sur le site companyweb.be .
Prendre en compte les nouveaux enjeux climatiques, sociaux et économiques
Lorsque les règles comptables ont été édictées au 20e siècle, elles l’ont été pour rendre compte des indicateurs phares de l’époque: chiffre d’affaires, bénéfice, masse salariale, etc. Or, notre économie est confrontée à de nouveaux enjeux pour lesquels les cadres comptables sont mal outillés. Dès lors, le Conseil Central de l’Économie a amorcé une réflexion pour voir si les informations actuellement communiquées aux travailleurs sont toujours adéquates. Cette réflexion devrait aboutir en 2023 et il convient de lui suggérer quelques balises.
Si l’on veut prendre au sérieux les évolutions sociétales, il serait judicieux que trois nouveaux types d’information soient fournis. Premièrement, l’enjeu climatique est devenu central. Or, réduire les émissions carbone de l’industrie nécessite de savoir quelle quantité de CO2 émet chaque activité. Il convient donc qu’à côté des comptes financiers et des comptes sociaux, l’entreprise communique aussi un bilan carbone.
Deuxièmement, les inégalités sociales deviennent un problème de plus en plus central qui sape la cohésion sociale et la confiance. Il serait donc pertinent que les entreprises communiquent les inégalités salariales en leur sein, notamment en publiant la rémunération des membres de la direction. Cet élément est déjà prévu par un arrêté royal de 1973, mais l’application fait largement défaut.
Enfin, dans un contexte d’internationalisation, les entreprises les plus importantes font désormais partie de groupes multinationaux. Or, ces groupes transfèrent de nombreuses ressources d’une branche nationale à l’autre afin d’optimiser la production ou d’échapper à l’impôt. Cela rend l’étude de la branche belge seule nettement moins pertinente. Il faudrait une explicitation plus nette des flux financiers dans les groupes afin d’en avoir une compréhension fine.
Tous ces enjeux se posaient différemment en 1948. Il convient donc d’adapter les règles pour que le plus grand nombre ait les cartes en main pour pouvoir contribuer à résoudre les nouveaux défis sociétaux. C’est une question de démocratie!