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Les universitaires et les militants turcs défenseurs des réfugiés sont cernés de toutes parts


Chronique rédigée par Başak Yavçan (ULiège), publiée en primeur sur le site du Soir



Le 19 juillet 2021, le blog participatif le plus célèbre de Turquie, «ekşisözlük», a publié un nouvel article mettant en garde tous les lecteurs contre «le danger auquel le pays est confronté, l’invasion démographique des réfugiés et les soi-disant intellectuels qui tentent de justifier cette invasion parce qu’ils sont des vendus financés par des puissances extérieures». Ce blog fournissait ensuite une liste d’académiques et d’activistes bien connus en les connectant à des institutions internationales ou des pays de l’Union européenne.


Ces institutions, à l’instar de la «Heinrich Böll Stiftung», sont supposées les avoir «achetés», puisque ces intellectuels ont pris la parole lors d’un événement organisé par elles ou qu’ils travaillent dans le cadre d’un consortium de recherche financé par le respectable programme Horizon 2020 de l’UE. Mais ceci n’avait guère d’importance.


Le but de l’article, qui est devenu viral en quelques heures, n’était pas seulement de discréditer les opinions de ces intellectuels sur les droits des réfugiés ou les mises en garde qu’ils proposaient contre les fausses représentations des réfugiés offertes par des politiciens xénophobes. Il s’agissait aussi de diaboliser et de criminaliser ces experts, d’en faire des ennemis de l’État et d’inviter les masses à élever la voix contre les personnes mentionnées dans le blog. Peu de temps après en effet, afflueront sur le blog des centaines de posts xénophobes contre les réfugiés, virulents contre ces intellectuels traités, entre autres, de proxénètes vendant leur pays, de terroristes, de traîtres, de bâtards ou de chiens à vendre.

On pouvait lire encore que ces universitaires devraient être exclus de leurs institutions, expulsés vers les pays qui les financent, jugés et condamnés, voire plus simplement qu’il fallait leur faire peur de seulement marcher en rue. Depuis lors, un nombre important de ces universitaires et militants sont la cible, au même titre que d’autres, de discours haineux incessants sur les médias sociaux après chaque tweet qu’ils consacrent aux réfugiés.

L’attaque des nationalistes contre les réfugiés syriens

Replaçons les choses dans leur contexte. Ce blog est apparu peu après que quelques éminents politiciens nationalistes de l’opposition turque se sont livrés à des déclarations en série sur les réfugiés syriens (dont 3,7 millions vivent actuellement en Turquie). Profitant de l’inquiétude croissante suscitée par l’arrivée de réfugiés afghans avant la prise de Kaboul par les Talibans, prétextant s’opposer à la politique étrangère du gouvernement, la plupart de leurs déclarations visaient en fait directement les réfugiés.

Ces politiciens insistaient sur la nécessité de renvoyer les réfugiés syriens chez eux (même s’ils étaient pleinement conscients des engagements de non-refoulement du pays) ou de ne pas laisser l’UE faire de la Turquie une poubelle à réfugiés. Bon nombre des universitaires pris à partie sur le «blog» s’inquiétaient de ces déclarations, rappelant au public les responsabilités de la Turquie fondées sur le droit international et les droits universels de l’être humain et des réfugiés.

D’une certaine manière, ces intellectuels montraient à quel point les promesses populistes de ces politiciens étaient irréalistes. Nombreux parmi eux mettaient également en garde contre les effets potentiellement délétères sur le public turc de déclarations alimentant des sentiments déjà négatifs à l’égard des réfugiés et les frustrations liées aux conséquences du resserrement économique.

Malheureusement, comme craint par ces universitaires «terroristes», peu de temps après ces déclarations et la large diffusion du blog, un pogrom à petite échelle eut lieu le 11 août contre les réfugiés syriens et leurs entreprises, déclenché dans le quartier Altindağ de la capitale Ankara, suite au meurtre d’un jeune turc par un jeune syrien.

De nombreux universitaires, qui figuraient sur la liste du blog ou qui connaissaient des personnes figurant sur la liste–dont moi-même–ont persisté à réagir à cette diffusion de nouvelles déformées sur les Syriens et à ce langage de haine. Cependant, chaque déclaration faite sur un média s’est vu opposer un langage encore plus haineux. Plusieurs universitaires de sexe féminin se sont vu souhaiter d’être violées par des Syriens et des Afghans et presque toutes se sont vu conseiller d’adopter et de nourrir un réfugié comme animal de compagnie. Elles ont encore fait l’objet de plaintes auprès de leurs universités par ces «lyncheurs» mettant en cause leurs efforts pour corriger la désinformation diffusée par les acteurs politiques. Il est clair que la très mauvaise diplomatie publique menée par les autorités publiques depuis le début de la guerre civile syrienne n’a pas aidé, ce qui a largement contribué à façonner cette opinion publique négative.

La désinformation des autorités publiques

Même avant cette période, nos études de terrain ont révélé l’existence d’attitudes très négatives et de stéréotypes au sein des communautés d’accueil, nourris par la désinformation que propageaient les médias sociaux sur les Syriens présents en Turquie. Néanmoins, si l’on excepte quelques incidents sporadiques, ces attitudes négatives n’avaient pas débouché sur des comportements agressifs ni dégénéré en conflit intergroupe. Pourtant, à cette époque, la diplomatie publique laissait déjà beaucoup à désirer et nombre des perceptions erronées ayant cours n’ont pas été traitées en profondeur par les autorités. Ainsi, le discours politique commun du gouvernement était généralement axé sur le non-respect des engagements de l’UE concernant les fonds destinés aux réfugiés, doublé de menaces fréquentes d’ouverture de la frontière. Nombreux d’ailleurs sont ceux qui, au sein de l’opinion publique, continuent de croire que les fonds de l’UE qui faisaient partie de l’accord du 18 mars 2016 sur les réfugiés n’ont pas été transférés, que les Syriens sont des invités temporaires qui bénéficient de manière disproportionnée des programmes d’aide sociale, que la Turquie peut décider seule du retour forcé des Syriens, etc.

L’absence de communication transparente avec le public a ouvert la voie à des mythes urbains et à une désinformation accrue. Au fil du temps, cette désinformation a été largement diffusée par les médias grand public–parce qu’elle fait vendre–et politisée par les personnalités de l’opposition de premier plan–en raison des gains électoraux potentiels qu’elle peut procurer. Associée à la concurrence réelle pour les rares emplois et à la baisse des salaires dans certains secteurs en raison de l’emploi massif de Syriens dans le secteur informel, la contestation s’est accrue. Et malheureusement, alors que les personnalités politiques de l’opposition prétendaient ne pas être contre les Syriens mais s’opposer à la politique étrangère du gouvernement turc à l’égard de la Syrie, elles ont activement contribué à diffuser la désinformation et les discours incendiaires contre les Syriens.

La crainte de ces attitudes négatives semble également assez prononcée pour le gouvernement. Après l’incident d’Ankara, l’organisme institutionnel responsable de la gestion des migrations a ainsi opéré un compromis avec les «lyncheurs», en publiant une déclaration garantissant une répression plus sévère des foyers et des entreprises d’immigrants sans permis, ainsi que l’interdiction de tout enregistrement futur de réfugiés dans la province d’Ankara.

En fin de compte, tout comme les réfugiés, les universitaires lanceurs d’alerte se sont vus blâmés, car ils n’ont pas dit ce que le public était incité à penser par des politiciens en quête de voix. Et les pressions sur leur liberté d’expression se sont encore accentuées, avec des attaques devenues monnaie courante sur les médias sociaux.

Si, jusqu’à présent, les universitaires plus âgés et les militants ont continué à élever la voix, il est très probable que, pour les universitaires plus jeunes ou débutants, l’autocensure et l’adoption d’un profil bas se révèle une option préférable. Comme s’il n’avait pas été suffisamment pris pour cible par le gouvernement au fil des ans, le monde universitaire turc a cette fois été attaqué par d’autres, principalement poussés par l’opposition nationaliste.

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