Liberté académique sous pression en Belgique: le long bras de Pékin

Chronique rédigée par Vanessa FRANGVILLE (ULB), publiée en primeur sur le site du Soir
Les efforts de l’État chinois pour manipuler le discours académique ont fait couler beaucoup d’encre dans le monde de la recherche. Interférence dans les programmes des départements de chinois et des comités de publication, censure et autocensure dans les bases de données de revues académiques de renommée internationale, intervention des ambassades chinoises et des associations d’étudiants qui leur sont liées pour empêcher des activités relatives au Tibet ou aux Ouïghours sur les campus, intimidation des universitaires jusqu’à leur domicile, instrumentalisation de chercheurs non spécialistes de la Chine séduits par le géant économique, menaces de ne pas délivrer de visa… Ces incidents ne cessent de se multiplier et représentent des barrières importantes à la recherche académique sur la Chine, y compris en Europe et en Belgique.
Ces mécanismes insidieux par lesquels Pékin tente d’entraver le droit à une recherche libre et indépendante sont mal connus du public bien qu’ils constituent le quotidien des sinologues. En voici quelques exemples.
Accepter la «réalité objective» de Pékin
«Nous comprenons que vous puissiez faire des erreurs d’interprétation. La prochaine fois que vous organisez une activité académique, nous vous aiderons à trouver des professeurs qui pourront venir expliquer au public belge la réalité objective de la Chine.» C’est ainsi que s’adressent à moi deux attachés de l’ambassade de Chine à Bruxelles lors d’un déjeuner auquel ils m’ont aimablement conviée. Pendant ces deux heures autour d’une table d’un restaurant chinois non loin du campus, m’offrant les meilleurs mets, ils se sont évertués à me convaincre que je faisais mal mon métier de chercheuse et d’enseignante, et que l’ambassade était prête à m’accorder tout son soutien si j’acceptais leur «réalité objective». Les diplomates m’ont également rappelé à maintes reprises combien les relations avec la Chine étaient importantes pour mon université et qu’il serait dommageable pour nos partenariats de maintenir des recherches «mensongères» sur les politiques chinoises vis-à-vis de ses ethnies. C’était début 2016, peu après que l’ambassadeur m’avait vertement sermonnée, devant les autorités de mon université, pour avoir convié à une conférence académique sur les Ouïghours des «terroristes»–en l’occurrence, un comité de soutien au chercheur ouïghour Ilham Tohti, arrêté et condamné à vie en 2014, auquel le Parlement européen a remis en 2019 le prix Sakharov des droits humains. À quelques semaines des attentats du Bataclan à Paris, la formule avait eu son effet.
Par la suite, j’ai décliné ces fréquentes «invitations à prendre le thé», comme on dit en chinois, autrement dit ces convocations déguisées, lancées par les autorités, qui visent à séduire ou intimider (et parfois à obtenir des informations ou à créer des relais) dans des séances informelles. Cette pratique très répandue, rarement dévoilée, peut avoir des effets très concrets sur des universitaires (ou des journalistes) qui s’inquiètent de leur carrière, des réactions de leurs employeurs ou de l’accès au terrain en Chine: autocensure, retrait sur les «sujets sensibles» ou compromis.
Intimidation
Mais l’ingérence de l’État chinois dans le monde académique (ou journalistique) européen ne s’arrête pas là. Une autre pratique des ambassades chinoises, lorsque l’universitaire (ou le journaliste) ne répond pas à leurs sollicitations ou à leurs menaces, consiste à envoyer aux employeurs des courriers outrés pour demander impérieusement, «au nom de l’amitié sino-belge», le retrait d’articles ou de pages Internet critiquant les politiques chinoises. Dans ces courriers, souvent portés en main propre par un détaché de l’ambassade pour renforcer le sérieux de l’injonction et impressionner le destinataire, la rhétorique navigue à nouveau entre enjôlement et admonestation.
Pressions sur le corps académique et la diaspora
Il est aussi fréquent que les ambassades chinoises s’invitent auprès des services de relations internationales pour obtenir «pour information» des listes de partenariats en Chine ou d’étudiants chinois, notamment ouïghours, sur les campus belges. Quand le chercheur ou son institution ne répondent pas aux exigences du régime chinois, c’est en effet à travers les membres étudiants de leur communauté qu’on essaie de les atteindre. Des étudiants chinois peuvent témoigner, sous couvert d’anonymat, de remontrances ou de tentatives de la part de l’ambassade chinoise de les recruter pour collecter des informations sur les mouvements au sein de la diaspora et dans la communauté d’expertise sur la Chine en Belgique. Nombre d’entre eux dépendent de l’ambassade qui délivre leur bourse et n’ont d’autres choix que d’accomplir les tâches qui leur sont confiées, avec plus ou moins de zèle. Ces pratiques placent le chercheur dans un dilemme extrême: comment mener un travail académique honnête sans mettre en danger les étudiants et les collègues chinois?
Instrumentalisation
En outre, l’ambassade n’hésite pas à approcher les étudiants européens pour leur demander des «rapports» sur les propos et les activités de leurs camarades, notamment hongkongais, tibétains ou ouïghours. En 2018, l’ambassade de Chine à Bruxelles avait même tenté d’embaucher des étudiants de campus bruxellois pour marquer leur désapprobation face à une manifestation ouïghoure. L’objectif était de médiatiser un petit groupe de jeunes Européens et Chinois qui «n’était pas dupe» des campagnes mensongères des «terroristes» ouïghours, et clamait publiquement les vertus des politiques chinoises au moyen d’affiches «contre la violence et pour la paix». Les étudiants étaient donc invités à contre-manifester moyennant un salaire non négligeable, ce qui revient à une instrumentalisation inquiétante. Un geste qui n’est pas sans rappeler la fausse manifestation organisée par les autorités chinoises au Canada en faveur de la directrice financière du groupe Huawei, Meng Wanzhou, arrêtée et en attente d’extradition vers les États-Unis pour fraude. Les Canadiens embauchés pour faire de la figuration dans un film, croyaient-ils, se sont ainsi retrouvés devant le palais de justice de Vancouver pour soutenir la libération de la directrice du géant chinois des réseaux de télécommunications–avec des panneaux en anglais, au vu de l’écriture, tous apparemment de la même main, et des messages curieux tels que «cessez de nous intimider!». Comme en Belgique, l’appel avait été lancé sur les réseaux sociaux sous forme d’annonce de recrutement sans plus de précision, et les salaires étaient versés par une association obscure, vitrine de l’ambassade chinoise locale.
Des chercheurs libres, et non des «ennemis de la Chine»
On voit donc que la stratégie de Pékin consiste à prendre pour cible les universitaires, à les intimider et à paralyser l’ensemble de la communauté pour éteindre tout débat ou éluder toute perspective en contradiction avec le discours du régime chinois. C’est ce qu’on appelle le sharp power, une capacité des Etats autoritaires à miner les démocraties de l’intérieur en désinformant à des fins inamicales. Un tel traitement n’est pas réservé, loin de là, aux collègues anglophones dans un fond de seconde guerre froide sino-américaine, comme on l’entend parfois. Il s’applique précisément sur nos campus, et nos universités y sont encore très mal préparées.
En réalité, par de tels procédés, le régime chinois «se gifle le visage pour le faire enfler et le rendre plus imposant», une expression chinoise qui signifie que l’on cherche à impressionner en feignant de se rendre plus puissant qu’on ne l’est. Pourtant, pour reprendre les propos de la députée européenne Nathalie Loiseau, en réponse à l’ambassadeur de Chine en France il y a quelques jours: dans l’université, «il n’y a aucun ennemi de la Chine», mais des chercheurs qui demandent à mener une recherche rigoureuse sans subir d’intimidation, sans mettre leurs étudiants et collègues en péril, et à rester libre de ne pas prendre pour argent comptant la propagande de l’État chinois.