Métamorphoses d’une carte : du goulag du coton aux nouvelles routes de la soie

Chronique rédigée par Yves MOREAU (professeur à la KULeuven, expert en bio-informatique), publiée en primeur sur le site du Soir
Quelques jours avant Noël, Florence Widdicombe, une petite fille de 6 ans de la banlieue de Londres, découvre un message en regardant les cartes de vœux achetées par sa maman : « Nous sommes des prisonniers étrangers de la prison de Qingpu, Shanghai, Chine. Forcés de travailler contre notre volonté. S’il vous plaît, aidez-nous et prévenez une organisation de défense des droits humains. » Nous savons tous que sous nos sapins se cachent parfois l’exploitation et la misère.
Aujourd’hui, un nouvel élément clé, mais encore méconnu, émerge dans notre commerce globalisé : les Nouvelles routes de la soie. Derrière ce nom poétique évoquant Marco Polo et les cités mystérieuses de Samarcande et Boukhara se cache un projet monumental de liaisons ferroviaires et maritimes à travers la Chine, l’Asie Centrale, l’est de l’Afrique et l’Europe.
Des routes écologiques ?
On nous vante donc les mérites économiques et écologiques de ces trains qui traversent en vingt jours l’Asie jusqu’à Liège ou aux ports d’Anvers et de Zeebruges – mais aussi jusqu’à Varsovie, Duisbourg, Rotterdam, Dourges, Londres, Madrid ou au port de Trieste. On déroule le tapis rouge et on hisse le drapeau chinois pour accueillir ces merveilleuses machines : deux fois plus rapides que le bateau, cinq fois moins chères et vingt fois moins de CO2 que l’avion ! Nos sapins pourront être garnis des bonnes affaires qui nous arriveront via le centre de distribution du géant chinois Alibaba à Liège – qui créera des centaines d’emploi ! Vraiment ? Est-ce en inondant l’Europe d’encore plus de produits bon marché qu’on créera des emplois de qualité ? Tout le monde n’en est pas convaincu.
Un risque géopolitique majeur
Par contre, il est clair que les Nouvelles routes de la soie sont d’abord une projection de la puissance géopolitique de la Chine. Ce projet est la pyramide du président chinois Xi Jinping. Son coût (de quatre à sept mille milliards d’euros) et son manque de rentabilité (jusqu’à 5.000 euros de subsides par wagon arrivant en Europe) rendent impossible sa justification d’un point de vue directement économique. Cependant, la prise de contrôle d’intérêts stratégiques – comme l’achat des ports de Zeebruges et du Pirée – créera à terme des goulots d’étranglements économiques qui rendront cet investissement profitable, mais qui seront surtout un risque géopolitique majeur pour l’Europe, l’Asie et l’Afrique, dont l’approvisionnement dépendra du bon vouloir des autorités chinoises.
Crimes contre l’humanité
Un détail : la ligne ferroviaire Zhengzhou-Liège passe par la province chinoise du Xinjiang. Une province rétive où douze millions d’Ouïgours et de Kazakhs résistent passivement depuis plusieurs décennies à la colonisation par l’ethnie Han, dominante en Chine. Le gouvernement chinois y craint la montée en puissance d’un mouvement indépendantiste et la contagion du terrorisme islamique venu de Syrie et d’Irak. Pris de panique suite à plusieurs attaques terroristes entre 2009 et 2014, les autorités mènent une politique de répression terrible contre les Ouïghours et les Kazakhs : au moins un million d’hommes et de femmes – y compris des vieillards – internés arbitrairement dans des camps « d’éducation et de formation professionnelle », un demi-million d’enfants arrachés à leurs familles pour être « éduqués » selon la doctrine du Parti communiste chinois, des mosquées fermées, des cimetières rasés, des femmes à qui on injecte des contraceptifs sans leur accord et des hommes qui « disparaissent ». Hors des camps, un système de surveillance totale de haute technologie a été déployé, où chaque mouvement est épié, chaque mot est contrôlé et chaque pensée est susceptible de punition. Cette politique de « sinification » vise à oblitérer l’identité de plus de 12 millions d’hommes, femmes et enfants en l’espace d’une ou deux générations. Il s’agit bien de crimes contre l’humanité.
« Prison à ciel ouvert »
Le fait – prévisible – que quelques milliers de personnes d’une minorité ethnique qui se perçoit comme colonisée puissent se tourner vers le séparatisme et l’action violente ne peut aucunement justifier l’internement arbitraire de plus d’un million d’innocents et la transformation du Xinjiang en « prison à ciel ouvert ». Comme les persécutions ne font qu’augmenter le ressentiment des victimes, une répression sans limites ne peut avoir d’autre conclusion logique que l’annihilation (culturelle si possible, physique s’il le faut). Le président Xi Jinping ne pouvait être plus clair dans ses directives de 2014 instituant ces camps : « Soyez absolument sans pitié ».
« Diplômés du Goulag du coton »
Après le risque séparatiste et les immenses ressources naturelles du Xinjiang, les Nouvelles routes de la soie sont bien une des raisons clés de ces persécutions. Aucune « instabilité sociale » ne saurait être tolérée qui puisse mettre à mal ce projet aussi pharaonique que fragile. Dans les camps, les détenus sont mis au travail souvent dans l’industrie textile car 80 % du coton produit en Chine vient du Xinjiang, ce qui vaut à ces camps le surnom de « Goulag du coton ». Et ceux qui finissent par être « diplômés » des camps et rentrer chez eux sont souvent forcés de continuer à travailler dans ce système pour une pitance. Par exemple, l’usine de Huafu Aksu à la frontière du Kirghizstan est une des plus grandes usines chinoises de fil de coton, qui est utilisé pour la fabrication de vêtements vendus par H&M, Esprit ou Adidas. Ces vêtements pourront donc bientôt être acheminés via les Nouvelles routes de la soie pour atterrir sous nos sapins…
L’urgence d’une remise à plat de nos relations
En tant que citoyens, nous ne pouvons ignorer les effets de notre consommation, même à l’autre bout du monde. De même, nos dirigeants économiques et politiques doivent prendre conscience que – face à leur « court-termisme » – les autorités chinoises déploient une vision stratégique sur plusieurs générations. Il est naturel que la Chine et l’Inde soient un jour les premières puissances économiques mondiales au vu de leur population, mais ceci doit se faire en tendant vers des relations économiques équilibrées (et durables pour l’environnement), et dans le respect des droits humains. Nous ne pouvons donc céder naïvement le contrôle des nœuds stratégiques de notre économie. Nous devons également combattre l’exportation depuis la Chine d’un modèle politique autoritaire basé sur les technologies de surveillance. Il faut d’urgence remettre à plat nos relations avec les autorités chinoises, et il faudra les envisager d’une manière purement transactionnelle – donnant-donnant – tant que le gouvernement chinois ne reprendra pas la route d’une société ouverte.