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Ne tirez pas sur les forces de l’ordre?


Carte blanche signée par le comité de Carta Academica, publiée en primeur sur le site de L'Echo



Régulièrement, Laurent de Sutter participe à «Dans quel monde on vit», l’émission de Pascal Claude sur la Première, pour la chronique «En toutes lettres», consistant en l’écriture d’une «lettre à». C’est un exercice de style délicat et potentiellement riche que propose l’animateur de la RTBF, et qui a donné lieu à quelques pépites depuis son lancement, sous la plume de Laurent de Sutter ou d’autres. Mais voilà que la dernière de ces lettres, adressée aux policiers –«Chers flics»– a suscité une réaction indignée d’un syndicat policier, reprise par un tweet du président du MR, Georges-Louis Bouchez, qui ont résonné avec les indignations d’autres auditeurs. Et la direction de la RTBF a décidé de supprimer la chronique de son site et d’Auvio: que certains puissent s’émouvoir de la chronique est une chose–après tout, elle cherchait à provoquer le débat–mais que la RTBF décide de la retirer en est une autre, qui nous semble très problématique.


La direction de Reyers, qui reconnaît la liberté de ton et de sujet de ce type de chronique, justifie ainsi sa décision: «la RTBF regrette que ce texte accumule les amalgames et soit si violent, particulièrement la chute qui peut être interprétée comme un appel à la haine.»


Dans son texte, Laurent de Sutter s’en prend aux débordements policiers qui se multiplient, en ne précisant pas dans quels pays ils se produisent–il parle de «nos pays»–; mais qui suit un peu l’actualité pense tout de suite, après l’Amérique de Trump, aux récents et nombreux incidents en France, mais aussi chez nous.


C’est un texte passionné d’un homme en colère. Et la chute–dont les lecteurs de la décision de la RTBF ne peuvent plus juger puisque le texte a été supprimé–est bien le climax de cette colère: «Mais il est temps que ça cesse. Aujourd'hui, dans nos pays, le nombre des morts, des mutilés, des blessés graves qui sont de votre fait, et donc du fait direct, immédiat, irréfutable, de vos chefs, de vos représentants et de vos ministres, est devenu insoutenable. Oui, nous sommes écœurés. Nous ne le supportons plus. Donc, vous allez cesser cela. Vous allez cesser ou bien, la prochaine fois, c'est nous qui partirons à votre poursuite. C'est nous qui vous traquerons, vous et ceux qui refusent de prendre les mesures requises pour vous arrêter -- bien que telle soit pourtant leur mission. Alors, vous comprendrez peut-être, quoiqu'un peu tard, à quel point, en effet, vous aviez tort.»


Propos inadmissibles pour Bouchez, qui se met au diapason de Thierry Belin, Secrétaire national du syndicat des polices. Tout comme jadis Olivier Chastel était intervenu (mais plus discrètement, parce qu’il ne pouvait justifier la fuite de l’information dont il avait bénéficié) pour faire sanctionner Eddy Caekelberghs qui avait diffusé la vidéo montrant Louis Michel louer les bienfaits de la migration. Caekelberghs n’avait finalement pas été sanctionné; le texte de Laurent de Sutter a bel et bien disparu, par une décision interne de la RTBF qui se réfugie derrière des arguments qui devraient être ceux d’une cour de justice, pas d’une direction de l’information qui se veut respectueuse des libertés qui garantissent son travail.


Les propos de Laurent de Sutter sont violents, nul n’en disconvient. Mais quelle est la plus grande violence? Les paroles d’un chroniqueur, dont les répercussions seront au mieux émotionnelles et qui ne conduiront pas à des actes de violence envers les policiers, ou les actes de certains policiers qui déshonorent le corps auquel ils appartiennent? Ces actes sont, comme l’écrit de Sutter, «insoutenables».


Cela signifie que les supérieurs et les responsables des forces de l’ordre ne peuvent en aucun cas les soutenir, les couvrir, les occulter. Ils «écœurent» la population qui perdra, à terme, sa confiance dans les forces de l’ordre. «Partir à la poursuite» est peut-être une expression ambiguë pour qui veut absolument interdire toute critique de ces débordements; mais il s’agit aussi et avant tout d’une poursuite judiciaire, qui devrait être systématiquement mise en œuvre dans ces cas.


En retirant le texte, la RTBF semble vouloir se soumettre à des voix–qu’elles émanent d’auditeurs, de syndicats ou d’un parti politique–qui régenteraient ce qui peut ou non se dire dans l’espace public, comme si la liberté d’expression s’entendait à géométries variables.


Ce faisant, la RTBF a outrepassé ses droits et, pire sans doute, se tire une balle dans le pied en jouant au juge alors qu’elle est un organe de presse dans un monde où la liberté de la presse est sans cesse plus menacée. Ce serait comme si, il y a quelques années, la rédaction de Charlie Hebdo décidait de ne pas publier certaines caricatures du Prophète.


La Cour Européenne des Droits de l’Homme a rendu plusieurs arrêts concernant des poursuites à l’encontre de blogueurs ou chroniqueurs qui ont dénoncé, en des termes violents–et parfois bien plus violents que ceux de Laurent de Sutter–, et appelle à chaque fois à la plus grande prudence de la part des autorités face à des décisions excessives à l’encontre de ces auteurs, qui contreviennent aux droits humains et en particulier à la liberté d’expression (voir ici et ).


Le risque est double: porter atteinte à ces droits fondamentaux–et, partant, attenter à la démocratie–; conforter ou minimiser des actes injustifiables commis par les policiers.


Thierry Belin, sur les images des violences récemment dénoncées en France, twittait que ces comportements étaient effectivement inexcusables: «On a diffusé, à juste titre, les images insoutenables de Michel Zecler frappé violemment par des policiers qui sont suspendus et poursuivis pénalement. Ces journalistes ont-ils dénoncé les voyous qui lynchent le policier au sol?»


Argument ridicule et indigne. D’abord parce que des lois sont discutées en France pour interdire, justement, la diffusion de telles images–Et Belin le sait–; ensuite, parce qu’il recourt à la classique excuse d’une erreur par une autre. Encore, parce qu’il sous-entend que les médias ne parlent jamais des comportements inadmissibles de casseurs, alors qu’à chaque manifestation de masse ternie par quelques casseurs, la plupart des médias focalisent leur reportage sur ces derniers. Enfin, parce qu’il estime être en droit de commander aux médias ce qu’ils doivent dire ou non.


En conclusion, Carta Academica estime que, même si la chute du texte de Laurent de Sutter pouvait être plus nuancée, la RTBF a commis une lourde erreur en la censurant, et que le principe de la liberté d’expression et d’opinion ne peut souffrir aucune exception, sinon celles prévues par la loi et que seul un tribunal peut sanctionner.


Elle avait résisté aux pressions pour sauver Caekelberghs ou, plus récemment, Jérôme Colin, de la fureur du MR; mais Laurent de Sutter n’est qu’un invité, et quelques indignations suffisent pour le faire taire… C’est oublier que les chroniqueurs sont aussi couverts par les lois qui protègent les journalistes et que, par leur liberté de ton plus grande que celle d’un journaliste, ils prennent parti et dénoncent, parfois avec force, des comportements liberticides et antidémocratiques.


À l’heure où les grands médias sont de plus en plus discrédités par une partie grandissante du public qui les soupçonne d’être aux ordres du pouvoir, cette décision est encore plus malheureuse. Des policiers tabassent, des politiques se mêlent, directement ou non, des médias, des médias censurent; c’est ainsi que meurent les démocraties.

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