Que retenir de la pandémie? Et après?

Chronique rédigée par Pierre-Joseph Laurent (UCLouvain) et Jacinthe Mazzocchetti (UCLouvain), publiée en primeur sur le site du Soir
Confrontée au Sars-Cov-2, l’humanité démunie, sans vaccin ni médicaments, a d’abord dû affronter la pandémie à l’ancienne, la quarantaine, le confinement et les mesures de distanciation sociale. Les années 2020 et 2021 resteront marquées par la confrontation à l’incapacité d’agir et à l’expérience du temps, précieux, suspendu à un micro-organisme. Le ralentissement planétaire des activités humaines et l’expérience, jusqu’alors inconcevable, de la décroissance stimulent les réflexions collectives et personnelles. Période hors norme, la crise sanitaire a révélé, comme jamais, les failles et les fragilités des sociétés. Incubatrice des mutations en cours, cette période, avons-nous montré dans une étude d’anthropologie politique (1), est porteuse des équilibres en devenir.
Fait marquant, confronté au covid, le problème est devenu celui de l’action immédiate, alors que pour les questions de justice sociale, d’environnement, de climat, la perspective est décalée. La responsabilité peut être postposée. En cela, la pandémie a remis en marche forcée les sociétés. Les États, pleinement héritiers de la gestion de la crise, et les responsables politiques ont été sommés de trancher les questions fondamentales de sécurité et de bien-être des personnes, des citoyens et du plus grand nombre.
Crise aux multiples conséquences, elle affecte la cohésion sociale, avec des risques majeurs de polarisation de la société. La pauvreté va s’étendre dans les sociétés occidentales, les disparités entre les continents vont s’accroître entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, sans parler de la lutte entre la Chine et les États-Unis. La sortie de crise implique de se poser la question des conditions de production d’un collectif renouvelé (la redistribution des richesses, les politiques de taxation, d’imposition et de soutien aux plus démunis) et de la gestion des risques dans un monde globalisé, mais également celle induite de notre rapport à l’environnement.
Que retenir?
Le sentiment d’impuissance qui résulte de cette prise de conscience est parfois tel, couplé à celui de la vacuité de l’action, les rapports de force étant tellement déséquilibrés, qu’il participe à installer fatalisme et routine. Pour que se rouvrent les possibles, que de nombreuses personnes s’y engagent, il est nécessaire que se rouvre l’imaginaire des possibles. De la prise de conscience des dommages irréversibles et consubstantiels des économies capitalistes en matières écologiques et sociales s’éveille la possibilité tout autant que la nécessité d’un changement.
Durant cette année, par les chocs provoqués par le covid et la gestion singulière de cette crise, nous avons senti combien nous sommes aujourd’hui inter-reliés, interdépendants non plus seulement de nos proches, mais de la planète entière. Cela dit, ces ressentis, ces vécus de l’enfermement, de l’isolement, de l’attente, de l’incertitude, nous ont rapprochés à notre insu de ces «autres», de ceux perçus et traités comme des «en dehors» des États, de l’Europe, de l’humanité parfois. Et il est permis d’espérer que ces ressentis, ces vécus fragilisent voire fissurent les Murs, matériels et symboliques, que nous avons construits. Ce contexte ouvre-t-il peut-être la porte d’une nouvelle appréhension de nos communes précarités et de luttes basées non plus sur le socle actuel des inégalités, mais de l’infrangible commun de nos fragilités. Infrangible commun qui pourrait nourrir d’un nouveau souffle les enjeux de coexistence et de solidarité.
Ce que révèlent aussi les vécus de pandémie, c’est une soif de participation à la chose politique, de démocratie. La société qui se dessine est par ailleurs de plus en plus clivée. Bien sûr, il est possible de vivre dans la défiance, mais à quel prix? En parallèle des chantiers écologiques et économiques, travailler autour d’une restitution de la confiance (en soi, en l’autre, dans les institutions, dans l’avenir) nous apparaît indispensable, condition d’émergence d’un renouveau du commun (dans le sens du bien commun et de l’être ensemble).
Et après?
Le statu quo est l’issue hautement probable, logique. Avec le retour, au plus vite, au monde d’avant, celui de l’économie classique, avec comme «horizon d’attente» la maximisation du profit, la croissance, la finance basée sur la spéculation. La finalité consiste à trouver le bien-être dans le court-terme. Toutefois, le cahier des charges de ce retour au monde d’avant demeure problématique au regard de la crise économique, sociale, environnementale dans laquelle nous rentrons.
Dans cette perspective, les écueils sont le remboursement dans la longue durée (10, 20 ou 30 ans) de la dette contractée pour gérer la crise sanitaire et le risque d’une génération sacrifiée. À court terme, l’enjeu pour les démocraties libérales consiste à limiter l’épargne des ménages, relancer la consommation, limiter le chômage et la dette, en articulation avec le pouvoir d’achat. À long terme, les risques sont systémiques au regard des problèmes climatiques, de la montée des inégalités, articulées à l’insécurité et au vieillissement de la population. Comment, dès lors, maintenir l’externalisation de coûts pour les entreprises, induits par la croissance de la pauvreté et les questions environnementales (pollution, déchets, réchauffement, survie). Ces problèmes accentuent les risques de totalitarisme par la rupture de cohésion sociale, l’augmentation de l’insécurité, la gouvernance par les réseaux sociaux (les Gafa) et les possibilités accrues de contrôle des populations par Internet, GPS, téléphone portable, applications (traçages multiformes, mapping, reconnaissance faciale, big data).
Une autre optique consisterait à penser la citoyenneté à partir de la reconsidération des populations, avec l’objectif de la survie durable du plus grand nombre de personnes et des sociétés, au regard de la justice sociale et de l’environnement, compte tenu de la «capacité à réagir» de la terre (épidémies, changements climatiques, sécheresses, cyclones, incendies, risques de famines).
Trois thématiques clés sont à articuler: 1) les inégalités (socio-culturelles, ethno-raciales, genrées), 2) l’environnement (réchauffement, pollution), avec comme horizon la conceptualisation de la vie des sociétés humaines, en relation avec les «autres terrestres» qui composent la nature et habitent la terre, 3) le vieillissement (sécurité sociale, solidarité transgénérationnelle, rôle des aînés).
Quelle globalisation est-elle souhaitable pour réajuster les chaînes d’approvisionnement? Quels progrès techniques? L’insécurité croissante du monde s’enracine dans la crise environnementale (réchauffement climatique, pollution), les inégalités économiques et politiques, la gestion des réfugiés, la montée de la corruption, Internet et les réseaux sociaux lorsqu’ils alimentent le poison de l’entre-soi...
Avec la montée des inégalités et des groupes de populations marginalisées, exclues de fait de la croissance, potentiellement attirées par les promesses populistes ou par un «retrait du monde», la sortie de crise implique de remettre sur le métier les conditions pour un collectif renouvelé (dans une confiance minimale rétablie déjà par les politiques publiques et la taxation internationale ajustée en relation à l’évasion fiscale et à l’inégalité), la gestion des risques dans un monde globalisé, le rapport à l’environnement. Ces trois domaines balisent les politiques de transition sans échappatoires. Elles ne sont plus des options, mais des urgences dont la mise en œuvre doit être contrôlée par des contre-pouvoirs, dont ceux que constituent les composantes de la société civile.
(1) Dans l’œil de la pandémie. Face-à-face anthropologique, Academia, 2021, 210 p.