Solidarités ennemies

Chronique rédigée par Vincent ENGEL (UCLouvain), publiée en primeur sur le site du Soir
Depuis le début de la crise sanitaire, les métiers les plus fragilisés multiplient les appels à l’aide. En tant qu’écrivain, j’ai rédigé ou signé plusieurs de ces textes, qui interpellent les pouvoirs publics et demandent que soient mises en œuvre des politiques novatrices qui ne soient pas simplement des emplâtres conjoncturels, mais une vraie remise en cause structurelle des aides et des approches.
Mais cette logique a ses limites, et on peut se demander si le pouvoir n’a pas tout intérêt à voir se multiplier ces appels. Qu’on le veuille ou non, il s’agit toujours de démarches corporatistes, et chaque corporation est convaincue d’être dans une situation plus délicate que les autres, qui exige une réponse plus forte et plus urgente.
L’écueil est double, à mon avis. Écrivant ces mots, je mesure le risque que je prends: celui de me faire accuser de tous les maux, à commencer par celui de la désolidarisation. Je suis pourtant convaincu du contraire. Les artistes, les restaurateurs, les coiffeurs, les chauffeurs de taxi, les commerçants, les… la liste est très longue des professions qui souffrent et souffriront encore dans les prochains mois des conséquences du coronavirus. Toutes celles et tous ceux que j’appelle les artisans, les petits entrepreneurs méritent d’être aidés, et cela pour le bien de toute la société: économiquement, parce que la chute dans la précarité, le chômage, la faillite, la dépression, la maladie non ou mal soignée, tout cela coûte terriblement cher; humainement, parce qu’il s’agit de ne pas faire regretter aux citoyens et citoyennes d’avoir accepté des privations de liberté, des efforts énormes, si c’est pour se retrouver sur le carreau. Or, tout ce qui est proposé jusqu’à présent ne constitue en rien une aide réelle: l’échelonnement des dettes, le report d’échéances n’est pas une solution, puisqu’il faudra toujours payer, avec le trou béant de ces mois de carence que rien ne viendra combler. Et les gens, à juste titre, penseront: lorsque les banques étaient en situation de faillite virtuelle, on les a renflouées avec notre argent, sans jamais leur demander de rembourser quoi que ce soit. La BCE et les grandes banques nationales injectent des milliards et rachètent des dettes: à ce niveau, les dettes s’effacent comme par magie, ou sont reportées aux calendes grecques (sauf celles que les Grecs doivent payer…); mais les particuliers devraient payer, envers et contre tout. Ce qu’il faut donc obtenir, c’est non seulement des aides immédiates–on a vu que l’argent pouvait se trouver–, mais aussi l’effacement d’une grande partie des dettes contractées à cause de cette crise.
Diviser pour ne pas dépenser
Pour l’heure, les demandes arrivent sur le bureau de la Première Ministre en ordre dispersé; la réponse est toute trouvée pour le gouvernement, et c’est déjà celle que l’on sortait pour les migrants: on ne peut pas prendre toute la misère du monde sur nos épaules. Si on aide telle corporation et pas telle autre, c’est injuste; donc, puisque vous nous demandez tous l’impossible, on n’aidera personne véritablement et on continuera le saupoudrage qui donne bonne conscience aux nouvelles dames patronnesses tout en leur permettant de dire à leurs électeurs que l’on n’a pas creusé au-delà du supportable la dette publique. Par contre, si toutes ces corporations d’artisans (au sens large) s’unissaient pour réclamer une réforme en profondeur, cela aurait un autre poids… Serait-ce le retour du fantôme de la grève générale, que les gouvernements successifs, depuis la fin du XIXe siècle, se sont efforcés de briser en jouant, justement, les intérêts égoïstes et particuliers des uns contre ceux des autres? Diviser pour régner, diviser pour ne pas dépenser. Et c’est l’autre écueil que je redoute dans ces démarches: l’absence de solidarité entre corporations, mais aussi à l’intérieur de celles-ci. Cela me rappelle l’autocollant qui avait fleuri sur les voitures en pleine affaire Dutroux: «Protégez nos enfants». J’avais trouvé cette demande choquante. Non pas que je considère qu’il ne faille pas protéger les enfants, évidemment; mais je regrette que cette responsabilité soit rejetée sur les autres, à travers la deuxième personne de l’impératif. Pourquoi n’a-t-on pas affiché «Protégeons nos enfants»? Autrement dit, c’est bien d’en appeler à la solidarité nationale pour soutenir telle ou telle corporation, mais ne faudrait-il pas aussi qu’une véritable solidarité s’instaure à l’intérieur de celles-ci? Parce qu’il ne faut pas oublier que ce qui règle les rapports économiques (et le monde de la culture n’y échappe pas), c’est la supposée «libre concurrence». Or, la concurrence est l’ennemie de la solidarité, du moins tel qu’il me semble qu’elle doit et peut se jouer dans le monde culturel, car l’article que le Soir a récemment consacré à Dominique Michel, le patron de Comeos (la fédération du commerce organisé), rappelle combien au sein de telles fédérations, qui défendent avec le succès que l’on sait des intérêts très particuliers, se livre une terrible concurrence…
Solitaire et solidaire
Je disais que le monde de la culture n’y échappe pas, et il serait triste qu’il se réclame du modèle de la distribution; pire encore, il est encore trop organisé en chapelles, en petits cénacles où seuls les copains sont autorisés. Seul, peut-être, le cinéma échappe en partie à cela, parce que la coproduction est une nécessité économique; mais le théâtre est beaucoup trop incestueux, et que dire des écrivains et écrivaines, qui pensent avoir l’excuse que leur art est éminemment solitaire? Pourtant, Camus rappelait la difficile mais impérative exigence d’être à la fois solitaire et solidaire…
J’ai parlé de la culture, parce que c’est un milieu que je connais bien. Il y a, là comme ailleurs, de magnifiques exceptions: un homme comme Jacques De Decker, disparu il y a quelques jours, était de ceux-là, qui prouvaient que l’on peut être créateur et généreux, soucieux de son œuvre personnelle et attentif à celle des autres, se nourrir de leurs créations sans y voir une concurrence. Le monde de la recherche devrait lui aussi fonctionner prioritairement sur l’entraide et le partage des résultats; mais n’est-ce pas vrai pour tous les autres secteurs de cet artisanat multiforme, qui doit se réinventer pour retrouver sa place dans un contexte mondialisé?
Le pire, c’est que je me dis que la meilleure conclusion pour tout ça, c’est la devise de notre pays… Mais si, une fois, nous ne la prenions pas à la rigolade?