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Stoppons la libéralisation masquée des OGM!


Chronique rédigée par Serge GUTWIRTH (VUB), Niels VAN DIJK (VUB), Isabelle STENGERS (ULB) et Marjolein VISSER (ULB), publiée en primeur sur le site du Soir



C’était inscrit dans les étoiles. Le Brexit était à peine avalé que le lobby des organismes génétiquement modifiés (OGM) est passé à la vitesse supérieure. Le lendemain même de l’assaut du Capitole, le Guardian trouva de la place pour la revendication prévisible par des géants de l’agro-industrie: la Grande-Bretagne doit exonérer les dernières techniques de manipulation génétique des contraintes prévues par la Directive 2001/18/CE relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement. Grâce à cette directive, le marché des OGM est resté assez fermé dans l’Union.


Pour les partisans de la libéralisation des organismes fabriqués à l’aide de nouvelles techniques de modification des plantes (NTMP) (dont l’«édition génétique» CRISPR-Cas-9), le Brexit est une excellente occasion de relancer la bataille pour l’ouverture et la conquête de ce marché. Ils mettront tout en œuvre pour que la Grande-Bretagne adopte un système juridique favorable aux NTMP, comme celui des États-Unis, ce qui permettra une réouverture du débat dans l’UE.


Un OGM est un OGM


En ce qui concerne l’UE les plaidoyers pour la libéralisation de la production et commercialisation d’OGM issus des NTMP se heurtent au fait que la Cour de Justice (CJEU) a tranché clairement: la directive est applicable à tous les OGM, qu’ils soient anciens ou nouveaux. Des exceptions légales existent certes, mais elles doivent toujours être fondées sur un «historique d’utilisation sûre», et donc sans risque pour la santé et l’environnement. Tel n’est évidemment pas le cas des NMTP, non seulement parce que ces techniques sont relativement nouvelles, mais aussi parce qu’elles n’ont pas fait l’objet des évaluations prévues par la directive jusqu’à présent. La Cour ajoute d’ailleurs à juste titre que ces techniques permettent de produire des OGM à une vitesse et dans des quantités bien supérieures à ce qui était possible et concevable en 2001. De plus, ces organismes peuvent se reproduire et traverser les frontières, avec des conséquences irréversibles.


La Cour raisonne à la lumière de la ratio legis de la directive: le principe de précaution s’applique aux OGM parce que le législateur de l’UE a décidé qu’on ne peut pas ignorer, nier ou externaliser leurs effets négatifs pour la santé et l’environnement, même si ceux-ci sont incertains. L’arrêt du 28 juillet 2018 a levé toute ambiguïté: les NTMP génèrent des OGM qui tombent sous le régime de la Directive 2001/18.


Rappelons que les juges agissent de manière indépendante et impartiale sous l’autorité des sources juridiques pertinentes, la loi étant la source première. Le non-argument tant répété selon lequel l’Arrêt de la CJUE ne serait «pas scientifique» est tout simplement à côté de la plaque, car évidement un jugement doit être juridiquement correct. Ainsi, le droit de la preuve et ses règles de preuve ont été créés précisément pour que les scientifiques ne se retrouvent pas à la place des juges: on attend de ces derniers qu’ils rendent des jugements juridiques sur les faits établis juridiquement. D’ailleurs, si la jurisprudence devait être scientifique, il faudrait bien entendu remplacer les juges par des scientifiques. Quod non.


Les lobbies court-circuitent la politique et la démocratie


Les revendications de l’agro-industrie ne peuvent dès lors que viser une adaptation de la Directive et doivent donc être adressées au législateur et aux partis politiques qui en dirigent les opérations. Le lobby des OGM cherche à persuader le gouvernement et le parlement britanniques de lâcher le régime de l’UE en matière d’OGM. Cela pose toutefois problème, car face à l’innovation, le principe de représentation coince: l’innovation soulève des problèmes qui n’existaient pas lors des élections et sur lesquels les représentants ne peuvent donc s’exprimer que pour eux-mêmes, sans l’aval de leurs électeurs: elle nécessite des formes de participation plus actives. La stratégie massive de lobbying des défenseurs des OGM autour des cénacles de décision de l’UE, redéployée maintenant en Grande-Bretagne, nie brutalement le fait que les OGM nous concernent tous, et nos enfants et petits-enfants en premier lieu. Elle court-circuite la participation nécessaire des publics concernés à la prise de décision.


Des expériences de participation citoyenne (notamment au Royaume-Uni) ont clairement montré que des échanges très sérieux et constructifs sur les OGM sont non seulement possibles, mais font avancer les choses et produisent des résultats intéressants car elles obligent à l’exploration de nouvelles questions qui germent et s’expriment hors-laboratoire. Mais le lobbying–y compris d’apparence «purement scientifique»–a au contraire pour première caractéristique de réduire les questions à des perspectives simples, du type «entrave au progrès» ou «menace pour la croissance». Mais il ne s’agit là pas d’arguments juridiques pertinents ou valables. De fait, il semble probable que les «anciennes» techniques seront bientôt remplacées par les «nouvelles», ce qui éroderait complètement le régime existant encore en vigueur dans l’UE et au Royaume-Uni.


Faits accomplis ou précaution?


Les débats répétitifs autour des OGM révèlent surtout des désaccords sur le principe de précaution qui est inscrit dans les textes fondamentaux de l’UE. Les promoteurs d’OGM accusent ce principe d’être irrationnel et de ralentir, d’entraver ou même d’interdire l’innovation. Pour nous, au contraire, c’est bien ce refus choquant d’envisager l’avenir et d’essayer d’anticiper les conséquences de nos actes qui dévoile une attitude irrationnelle et irresponsable.


Le principe de précaution est souvent disqualifié par rapport à l’évaluation et la gestion de risques «fondées sur la science», mais c’est bien mal le comprendre: la précaution est un cadre de décision politique qui doit permettre de prévenir et d’anticiper autant que possible les dommages et conséquences non souhaitées/souhaitables associées au flux de l’innovation. Le principe doit éviter la répétition d’exemples tels que le plomb dans l’essence, la contamination par le PCE, le bisphénol A, le DDT et une multitude d’autres pesticides agréés sur base du «bénéfice du doute» ou encore la manipulation-mobilisation de la science par l’industrie du tabac. Tous ces exemples ont en commun que les niveaux de risque et de possibilité de perception d’effets émergents (comme le cas des perturbateurs endocriniens et leurs effets intergénérationnels) ont été initialement sous-estimés. Au lieu d’une approche axée sur le «produit» et le fait accompli du dommage, le principe de précaution crée le temps et l’espace nécessaires pour explorer différentes options à l’avance. Y compris même des solutions radicalement différentes. Quelle que soit la nécessité de recueillir le plus d’informations scientifiques exactes possibles, la mise en œuvre du principe de précaution est une démarche politique par excellence, car après tout, c’est à nous tous de décider quels risques (même encore inconnus) nous sommes prêts à prendre.


Faire attention aux conséquences, à toutes les conséquences


De ce point de vue, on peut dire que le principe de précaution est actuellement interprété trop restrictivement parce qu’on le fait porter uniquement sur les risques pour la santé ou l’environnement, sans tenir compte des conséquences, trade-offs et risques plus larges (économiques, sociaux, culturels, politiques, juridiques, éthiques, etc.). L’ouverture du robinet des nouveaux OGM aura, bien entendu, d’énormes conséquences pour l’avenir de l’agriculture et de l’alimentation et c’est bien là que se situe le principal point de désaccord entre les partisans et les opposants des OGM: quel type d’agriculture voulons-nous? C’est là l’essentiel. D’une part, il y a les voix, portées et amplifiées par les lobbies, en faveur d’une poussée industrielle de haute technologie sous brevets pour une agriculture de monoculture contrôlée par (les actionnaires) des sociétés transnationales agrochimiques monopolistes: ces dernières n’offrent aucune garantie de satisfaire le droit à l’alimentation, et conduiront en outre à la destruction et à la disparition d’innombrables semences et techniques agricoles diversifiées qui sont actuellement entre les mains des principaux acteurs de la production alimentaire, les agriculteurs, en particulier les femmes, partout dans le monde. D’autre part, des voix s’élèvent pour que l’accent soit mis sur un déploiement d’envergure des principes agro-écologiques qui peuvent garantir la sécurité alimentaire grâce à l’intégration de l’agriculture dans l’écologie bio-culturelle locale, à la diversité des semences, des techniques, des expériences et à leur fertilisation et échange mutuels. Pour nous, le choix n’est pas difficile, il est évident.


Ne pas confondre science et propagande


Au Parlement flamand, les discussions font surtout entendre certains partis qui défendent et vantent la position que la Région a acquise à la pointe de l’innovation et de la compétition économique en matière d’OGM. Une position que la Flandre doit naturellement soutenir et exploiter, et qui justifie d’importants investissements publics qui à leur tour relayent la grosse campagne européenne de lobbying orchestrée entre autres par le Vlaams Instituut voor Biotechnologie, lui-même bénéficiaire de ces soutiens financiers flamands, et dont on peut se demander s’il ne confond pas communication au grand public et propagande… Jusqu’à il y a peu, la Wallonie s’est tenue prudemment à distance d’un tel engouement, et en conséquence, la Belgique s’est abstenue les fois où il fallait décider si de nouveaux organismes modifiés–du soja résistant à un herbicide ou du maïs résistant à un ravageur–pouvaient obtenir un feu vert de l’UE. Depuis quelques années, la Belgique a tout de même voté en faveur de leur dissémination.


Depuis 2015, le Parlement européen a fait objection une cinquantaine de fois vis-à-vis d’autorisations de cultures d’OGM dans l’UE mais, à trois exceptions près, ces objections furent ignorées par la Commission, même si elles gagnent de plus en plus de soutien parmi les parlementaires; ce qui est également le cas de gouvernements d’États membres dans les processus de comitologie (p.ex. devant le Comité d’Appel). Rien d’étonnant donc que ce soit au niveau européen que le lobbying batte son plein. Dans leur élan, une série de groupes de pression tel que le European Risk Forum (maintenant ERIF), constitué en majorité de membres des secteurs bio-tech, pharma et agroindustriel, vont jusqu’à fabuler la création d’un «principe d’innovation» dans une tentative peu dissimulée d’assassinat du principe de précaution. Et si la Commission européenne a entrepris une étude sur la question des NTMP, des voix se sont déjà élevées pour dénoncer de gros déséquilibres dans la procédure de consultation des proverbiaux «stakeholders», qui semblent en grande majorité être recrutés dans le secteur privé et en particulier celui des développeurs d’OGM, selon le mécanisme des «revolving doors».


En se revendiquant de la Science, les lobbies tentent d’abord d’échapper à la discussion et de faire taire les autres en tant que voix «antiscientifiques», «irrationnelles» et «obscurantistes». Mais c’est un objectif politique et économique qu’ils poursuivent, celui notamment de se débarrasser d’abord de ces normes qui rendent la production et mise sur le marché d’OGM trop difficiles, trop lentes et trop chères. S’ils obtiennent gain de cause, l’Europe sera rapidement submergée de cultures d’OGM hors évaluation de risques, sans possibilité de traçage et sans étiquetage approprié. Et ils l’auront obtenu par le pire des moyens, le court-circuitage du type de débat politique qui est aujourd’hui d’une nécessité vitale. Faire taire des opposants en les traitant d’ignares antiscientifiques est une stratégie qui fait apparaître les scientifiques comme des dangers pour l’avenir commun qui, lui, va demander justement lucidité et imagination.


Penser l’innovation dans toutes ses dimensions et conséquences


La discussion autour des NTMP pourrait pourtant être une occasion rêvée de poser des questions délicates au sujet non seulement des NTMP, mais aussi des rapports compliqués entre la recherche, l’innovation, le marché et les choix politiques qui se nouent dans les processus censés préparer à cet avenir. Qui décide de ce qui sera développé? Qui en bénéficiera? Aux dépens de qui et de quoi? En l’occurrence, les choix proposés favorisent-ils la biodiversité, l’agriculture durable et saine, et l’accès à l’alimentation? Ou plutôt la marchandisation et privatisation des semences et la mainmise privée sur l’agriculture? Augmentent-ils la qualité de vie des 99 % ou celle des 1 %?


Transforment-ils les agriculteurs en consommateurs passifs d’innovation, de recherche et de technologie ou les respectent-ils en tant qu’acteurs et tenants de savoirs et savoir-faire essentiels? Comment ces choix sont-ils liés aux valeurs de réciprocité, d’entraide, de respect, de responsabilité et, oui, des droits humains y compris des droits socio-économiques et culturels. Quelles sont les alternatives? Plutôt que de produire des «pommes de terre du futur» comme s’il s’agissait d’une nécessité inévitable d’une recherche désintéressée, il semble plutôt grand temps de réfléchir politiquement à une façon acceptable d’agencer des politiques agricoles et alimentaires dignes de répondre aux immenses problèmes de notre époque.




(1) https://works.bepress.com/serge_gutwirth/136/

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