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Un Forum mondial sur la démocratisation du travail pour équiper cette décennie décisive


Chronique rédigée par Isabelle Ferreras (FNRS/UCLouvain), publiée en primeur sur le site du Soir



Nous n’en sommes plus à penser le monde d’après. Après 4 vagues de contamination, après les inondations et les incendies, nous avons tou.te.s bien compris que le monde d’après… c’est maintenant. De «monde d’après», il n’y aura que ce que nous serons capables de construire. Chacune et chacun comprend désormais, inexorablement, dans l’angoisse, dans l’expectative ou dans l’espoir, qu’il est urgent de cesser de postposer le moment où nous prendrons à bras-le-corps les défis qui s’imposent à nous. Le moment est venu d’oser prendre radicalement soin des humains et de la planète. Radicalement? Oui, au sens étymologique du terme: «à la racine des choses.»


Remettre l’humain au centre


Depuis le début de la crise du covid, la communauté scientifique a pris la parole sur de nombreux enjeux, de manière parfois dissonante ou confuse. Éclairés par notre récente gratitude envers les travailleurs et travailleuses «essentiel·le·s» (invisibles avant le covid, essentiels pendant et malheureusement déjà aujourd’hui en voie d’oubli rapide), un enjeu n’a pas fait l’objet de controverse: la nécessité d’instaurer un modèle économique qui respecte la dignité des travailleuses et des travailleurs. Durant cette crise, chacun·e a été, de très près ou de plus loin confronté à la mort de proches, d’amis, de voisin·e·s. Chacun·e a probablement également réfléchi à la sienne. Cette réflexion nous a centrés sur l’urgence de prendre soin de ce qui compte vraiment: les humains, le vivant et la planète. Reconnaître notre fragilité. Et du coup, répétons-le pour bien nous en imprégner, prendre soin de la fragilité des humains, de la fragilité du vivant et de la fragilité de notre planète.


Un travail à faire d’urgence


Dans ce contexte particulier, un mouvement académique d’ampleur mondiale est né de façon spontanée. Ainsi, en mai 2020, en moins de 15 jours plus de 3.000 signataires (6.000 aujourd’hui) issus de toutes les disciplines des sciences et de plus de 750 universités sur les 5 continents se sont rassemblés sous un texte commun: « Travail: Démocratiser, démarchandiser, dépolluer ». Ce texte, publié le 16 mai 2020 dans Le Mondeet Le Soir et plus de 40 autres journaux, en 27 langues dans 36 pays, partait du constat simple mais fait massivement dans cette crise: «les humains au travail ne peuvent être réduits à des ressources». Analysant ce qui se joue dans la crise du covid du point de vue des travailleurs, elle identifiait trois apprentissages qu’il importe que nos sociétés fassent–ou fassent à nouveau–d’urgence.


«À nouveau», en effet, car nos sociétés ont déjà eu l’occasion de faire ces apprentissages, de tirer ces leçons, mais elles ne les ont pas suffisamment prises au sérieux pour finalement les oublier. Ainsi, les dégâts sont là: nous voilà à présent dans la décennie décisive pour tenter d’éviter un dérèglement climatique irréversible et sortir d’un régime économique extractif, qui cessera de considérer les humains, le vivant et la planète comme des ressources épuisables à l’infini, destinées à nourrir des pulsions d’accumulation et d’expansion sans limite probablement liées à notre peur de la mort (1).


Le préambule de la Déclaration de Philadelphie adoptée par l’Organisation internationale du travail en 1944, cherchant à faire un examen de conscience des racines du déchaînement de violence de la Deuxième Guerre mondiale, le disait déjà: «Le travail n’est pas une marchandise». Continuatrice de ces réflexions, la tribune «Travail: Démocratiser, démarchandiser, dépolluer.» identifiait trois grands principes nécessaires pour permettre à toutes et tous de vivre une vie digne et respectueuse de la planète et du vivant. Trois principes que les guerres et la violence du passé nous ont forcés à apprendre, mais que nous n’avons visiblement pas encore réussi à respecter.


Un forum mondial pour accélérer les apprentissages


À l’automne 2020, dans la continuité de la publication de ce texte, 12 femmes académiques, chevilles ouvrières de ce collectif de signataires et reflétant une grande diversité de disciplines et de pays, ont publié Le Manifeste Travail pour étayer ces principes et illustrer la profondeur historique des apprentissages faits par le passé (2). L’ampleur des débats suscités, l’enthousiasme rencontré, nous a convaincues d’organiser le premier forum mondial sur la démocratisation du travail afin de discuter largement de ces trois principes et de leur application.


Une des responsabilités cardinales des scientifiques est en effet d’aider les citoyen·ne·s à mieux comprendre les défis auxquels les sociétés démocratiques sont confrontées, de les aider à identifier les solutions et de les accompagner dans la construction et la mise en œuvre de ces solutions, approfondissant ainsi la connaissance des phénomènes eux-mêmes. Un·e oncologue cherchera à comprendre les mécanismes de prolifération des cellules cancéreuses et les moyens de les contrer. Un·e ingénieur·e imaginera les voies de la décarbonation de nos activités humaines. Un·e économiste ou un·e sociologue repéreront les innovations sociales qui permettront de traduire dans le réel les principes de société valorisés.


Aujourd’hui, en ce début de décennie décisive, nous organisons donc le premier Forum mondial sur la démocratisation du travail pour discuter de ces trois principes et de leur mise en œuvre avec les représentant·e·s des différents groupes sociaux concernés, issu·e·s des cinq continents: syndicats, responsables économiques progressistes ou coopératif·ve·s, activistes pour le climat, élu·e·s, société civile organisée, journalistes des solutions, ou citoyen·ne·s préoccupé·e·s (3). Des choix radicaux sont à l’ordre du jour. Confrontés au risque d’effondrement économique (crise économique, chômage massif), démocratique (menaces existentielles sur nos régimes démocratiques), sanitaire (une crise qui dure, un virus qui mute…) et climatique (incendies sur la côte ouest américaine ou en Grèce, sécheresse en Scandinavie, inondations tragiques en Belgique et en Allemagne, la liste des événements violents n’en finit pas de s’allonger), nous voulons servir la société en lui proposant les outils pour mieux intégrer les apprentissages qu’elle a déjà tenté de faire dans le passé et pour cette fois, y parvenir. Une économie inscrite dans le projet démocratique, qui s’appuie sur des humains reconnus comme des citoyen·ne·s au travail et qui cesse de les traiter comme de simples ressources, en garantissant à tou·te·s un emploi et un revenu décent, et qui inscrit son activité dans les limites de la planète, c’est non seulement souhaitable mais c’est possible.


Les trois principes sont solidaires, ou ne seront pas


Ces trois principes ne sont pas nouveaux. Identifiés par le travail des chercheuses et chercheurs, ils ont été proposés et mis en valeur à des moments clés tout au long du XXe siècle. Mais, souvent, ils n’ont été envisagés que de manière segmentée, en silo. Il faut cesser de croire qu’un.e seul.e d’entre eux nous sauvera. C’est de leur solidarité qu’adviendra une économie soutenable compatible avec le projet démocratique et les limites de la planète. La solidarité des trois principes «Démocratiser, Démarchandiser, Dépolluer» constituera un guide essentiel pour reconstruire nos économies et substituer au paradigme de conquête et d’exploitation qui a prévalu dans la Modernité un paradigme du prendre soin (4). En tant que scientifiques, il est de notre responsabilité de poursuivre notre travail afin d’aider la société à soutenir ces principes. N’est-il pas de la vôtre de venir y réfléchir et en débattre? Nous espérons que vous rejoindrez les débats du Forum mondial (5). Le monde d’après, c’est maintenant.



(1) Christian Arnsperger, 2005, Critique de l’existence capitaliste, Paris, Cerf.

(2) Ferreras Isabelle, Julie Battilana, Dominique Méda (ed.), 2020, Le Manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Paris, Le Seuil. Les fruits tirés de la vente de l’ouvrage servent intégralement à alimenter les actions de ce mouvement mondial. En particulier, le livre est sorti en portugais (Lumen Juris, Brazil) et sortira en anglais au printemps prochain (University of Chicago Press, USA).

(3) 100 panels et 380 orateurs, dont Anahi Durand, Thomas Piketty, Claudia Munoz Ramirez, Amitabh Behar, Mark Rowlinson, Sara Nelson, Roberto Uriarte, Carole Pateman, Paul Magnette, Veena Dubal, Nicolas Schmit, Jean-François Tamellini, Adenike Oladesu, Felipe Van Keirsbilck, Céline Nieuwenhuys, Jean-Pascal van Ypersele, Katharina Pistor, Thomas Dermine, Jayati Ghosh, Olivier De Schutter, Isabelle Schömann, Ricardo Gutiérrez, Virginia Mantouvalou, Larry Lessig, Diana Dovgan, Jean Drèze…

(4) Voir Dominique Méda, in Ferreras, Battilana, Méda, 2020, Le Manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer. Paris, Le Seuil.

(5) Ces 5, 6 et 7 octobre en ligne. Séances plénières chaque jour dans les trois langues (FR/ENGL/SP) et de nombreux panels en français. Inscription gratuite mais obligatoire via www.GlobalForumDW.org

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