Un nouveau pacte scolaire ? (Vincent Engel)

Tous les démocrates sont d’accord pour dire qu’il n’y a pas de démocratie sans un « enseignement de qualité ». Mais dès qu’il s’agit de se mettre d’accord sur ce que signifient ces deux termes, les divergences surgissent. La récente polémique suscitée par la réaction de la FAPEO et le sondage lancé par la Ministre Joëlle Milquet l’illustre parfaitement.
Lorsqu’elle avait lancé ce sondage auprès des parents de l’enseignement officiel, la Ministre CDH avait suscité la colère de l’opposition qui lui avait reproché une démarche illégale. Dans ce sondage, les parents sont amenés à choisir entre un des cours de religion ou de morale ou « rien ». Pariant sur la peur instinctive de nos concitoyens pour le vide, Mme Milquet espérait sans doute que les candidats pour le « rien » soient encore moins nombreux qu’en Flandre, où cette option est proposée depuis quelques années. Mais, par un curieux retour du balancier, c’est la Ministre elle-même qui crie à l’illégalité et à l’anticonstitutionnalité lorsque la FAPEO, la Fédération des Associations de Parents de l’Enseignement Officiel, envoie un courrier aux parents expliquant sa position (« un cours commun garantissant une formation sur la diversité des courants de pensée philosophiques ») et les invitant à cocher la case « rien ».
Les motivations de la Ministre
La fureur de Mme Milquet, qui menace de reporter l’application de la décision du Conseil d’État à la rentrée 2016, semble fondée sur une démarche dont elle conteste la légalité et qui, selon elle, remettrait en cause le Pacte Scolaire. Qu’elle ne soit pas heureuse de cette démarche peut se comprendre : le nombre de personnes choisissant la case « rien » risque d’être très important. Mais la FAPEO me semble tout à fait dans son droit et dans son rôle en informant les parents et en leur suggérant de prendre position et, pour ce faire, d’utiliser ce sondage. Il serait indécent de considérer que les parents de ces enfants, que l’on voudrait par ailleurs éduquer à la démocratie et à l’esprit critique, ne sont pas capables de faire la différence entre une prise de position de la FAPEO et une obligation de voter dans un sens. Mais le véritable motif de la colère de Mme Milquet n’est pas là, et personne n’est dupe : ce sont des raisons budgétaires qui la motivent, rien d’autre. Car pour répondre à cette case du « rien », répond une ligne dans son budget, elle aussi définie par « rien ».
Pour barricader sa position, au demeurant inconfortable, la Ministre évoque le spectre absolu : la FAPEO va relancer la guerre scolaire. Voilà donc une vérité que nous ne méditons pas assez : notre enseignement fonctionne bien grâce au Pacte Scolaire.
Un peu d’histoire
À quand remonte ce fameux « Pacte Scolaire » ? À 1959. Presque soixante ans… Non, ce n’est pas une blague. Alors que l’on peut justement dire que l’enseignement en est encore à sa version 1.0 quand les élèves sont à la 3.0, la Belgique se réfugie toujours derrière un pacte qui ne peut être au mieux, dans cette logique, qu’une version bêta 0.01b. Tout a changé, depuis 1959 : la Belgique, d’abord, les élèves, les professeurs, les méthodes… Mais le PS (« Pacte Scolaire », pas le parti socialiste, quoique…) reste un tabou, un objet sacré auquel il est interdit de toucher.
Conséquence : si la Fédération Wallonie-Bruxelles ne se classe pas mal en termes de financement accordé à l’enseignement, elle est un des plus mauvais élèves en termes de résultats et de qualité. Malgré son légendaire Décret Inscription, une des plus fabuleuses aberrations jamais mises en place, notre enseignement est terriblement inégalitaire et la réussite dépend essentiellement de l’origine sociale des élèves. Ce qui signifie surtout : l’argent investi est mal utilisé. Il l’est pour de multiples raisons, et il ne sera pas possible ici de les pointer toutes ; mais relevons-en quelques-unes.
D’abord, les différents réseaux. Je sais, c’est un point auquel presque personne n’ose toucher, mais je suis de ceux pour qui cette cohabitation est une aberration complète. Et je ne pointe pas seulement l’existence du misérable réseau provincial (et du maintien de l’échelon provincial en général, qui est lui aussi un vestige archéologique) ; il faudrait avoir le courage de mettre en place un seul et unique réseau d’enseignement et d’organiser de manière cohérente et pragmatique l’offre faite aux parents et aux enfants. Vu la complexité et la sensibilité, il faudra sûrement un processus long et des mesures transitoires ; mais le bon sens nous y contraindrait, si le bon sens avait droit de cité. Partant, évidemment, il conviendra de supprimer tous les cours de religion et de morale pour les remplacer par un cours commun, offrant aux élèves des bases suffisantes pour comprendre les différentes religions et courants de pensée, mais aussi la philosophie et la citoyenneté. Bien sûr, cela ne fera pas plaisir aux professeurs de morale et de religion, mais on ne crée pas un programme éducatif seulement pour faire plaisir aux enseignants, même s’il est capital qu’ils en éprouvent dans leur métier.
Le difficile et fondamental métier d’enseignant
Et l’on touche ici à une autre mesure essentielle : revaloriser le métier d’enseignant, ce qui passe par un allégement des tâches administratives que doivent remplir les directeurs pour leur permettre de retrouver leur rôle premier de moteur d’une équipe enseignante, motivée par un projet commun. La revalorisation passe évidemment par des considérations salariales, mais les enseignants doivent aussi accepter d’être évalués et de devoir répondre à la même « excellence » que celle que l’on souhaite mettre en place pour les élèves. Cette revalorisation concerne aussi les filières techniques et professionnelles, considérées comme la poubelle de l’enseignement.
Un autre mal dont il faudrait libérer les enseignants : les équipes de psychopédagogues qui concoctent des programmes absurdes dans l’ombre climatisée des bureaux ministériels. La plupart de ces programmes mettent la charrue avant les bœufs (et souvent oublient de fournir les bœufs, laissant les profs tirer seuls la charrue). Les « compétences », avec ou sans socle, « l’excellence », tout ce jargon rendant la création d’un cours attractif aussi difficile que la compréhension d’une directive européenne… Mais quand des voix s’élèvent pour critiquer cette emprise, comme celle de Frank Andriat avec ses deux livres (Les profs au feu et l’école au milieu en 2013 et Moi, Ministre de l’Enseignement en 2014 à la Renaissance du Livre), on réduit la portée de son propos en le qualifiant de « pamphlet » — autrement dit, une simple éruption acnéique que l’on traite avec un peu de pommade et beaucoup de mépris.
Pour une révolution « mille points mille »
Ces programmes conçus par des intellectuels coupés des réalités du terrain ne changent, au fond, pas grand-chose aux bases de l’enseignement telles qu’elles ont été mises en place au XIXe siècle. Ken Robinson l’analyse très finement dans ses différents ouvrages et conférences (voir ici une présentation synthétique et ludique de son propos) : notre enseignement est fondé sur les principes du productivisme et répond aux intérêts de l’industrie. Les programmes scolaires testent des connaissances ou des « compétences » standardisées, définies hier par l’industrie, aujourd’hui par le marché. Tout est fait pour privatiser l’enseignement, même si ce sont les pouvoirs publics qui en gardent la charge, pour l’essentiel du moins, c’est-à-dire pour la majorité des élèves dont on n’a pas besoin qu’ils acquièrent de grandes compétences et moins encore beaucoup d’esprit critique. Susan George, présidente d’honneur d’Attac, le dénonce clairement : les multinationales ont pris le pouvoir et les gouvernements sont à leur solde, ce qui est on ne peut plus clair avec le dossier du TTIP. Ce nouveau pouvoir le sait aussi : l’enseignement est la clé de la société qu’il souhaite mettre en place. Pour former l’élite dont il a besoin, des écoles privées existent déjà et se multiplieront ; pour les autres, il faut promouvoir des programmes dignes de Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1, qui pourrait devenir ministre de l’enseignement avec un projet que l’on formulerait ainsi : « À la base, le métier de l’enseignant c’est d’aider Google, FaceBook, Microsoft, Apple, Samsung, Areva, Dassault…, à vendre leurs produits. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau de l’élève soit façonné. Nos programmes éducatifs ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le conditionner, de le distraire pour le préparer entre deux messages. Ce que nous offrons aux multinationales, ce sont des cerveaux humains disponibles. »
Ken Robinson en appelle à remettre la créativité au centre du processus éducatif, à privilégier la pensée divergente, à envisager autrement les capacités humaines (il dénonce ainsi l’absurdité d’un système par classes d’âge, alors que le développement des enfants peut être si différent) et favoriser la coopération plutôt que la compétition. Bernard Delvaux, dans son récent ouvrage Une tout autre école aux éditions Pensées Libres, développe un projet proche, en concertation avec la plate-forme « Tout autre chose » que certains qualifieront, comme le projet de Robinson, d’utopique, mais qui pourtant pointe les directions justes pour réformer l’enseignement et l’adapter à notre époque, à ses défis et surtout à ses acteurs que sont les élèves, les parents et les enseignants.
Quel que soit le nom que l’on donne à ceux-ci, il faut leur offrir un horizon, une dignité et la maîtrise de leur projet. Pas en privatisant l’école, plus ou moins insidieusement, mais en la rendant à ses acteurs. Si l’État ne prend pas ce risque et ne relève pas ce défi, l’enseignement public aura vécu, avec son projet démocratique, et les écoles privées prendront le contrôle d’un nouveau marché juteux, qui achèvera peut-être définitivement la démocratie.
Vincent Engel, UCL.