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Une vision d’avenir pour des théâtres sans pass sanitaire


Chronique rédigée par Paul De Hert (VUB), Marc-Antoine Gavray (FRS-FNRS/ULiège) et Nathalie van Renterghem (TIM Theater), publiée en primeur sur le site du Soir



Parmi les mesures dites sanitaires imposées aux lieux culturels, l’une en particulier suscite les critiques les plus vives: le Covid Safe Ticket (ou pass sanitaire). Pour ses opposants, il introduit une discrimination entre citoyens vaccinés et non vaccinés, sans nullement garantir en retour la sécurité à laquelle il prétend. Car s’il contraint les seconds à des tests onéreux, il ne permet pas de contrôler la contagiosité potentielle des premiers. En parallèle, à côté de ces doutes légitimes, plusieurs décisions politiques suggèrent que le gouvernement lui-même a cessé de croire en l’efficacité sanitaire de son dispositif. Ainsi des mesures annoncées le 22 décembre 2021 (et cassées quatre jours plus tard), qui décrétaient la fermeture en urgence des théâtres et cinémas: si le CST fonctionnait, pourquoi fermer des lieux où il était d’application, qui veillaient en outre au respect des «gestes barrières» et disposaient la plupart du temps d’un système d’aération? Difficile de ne pas conclure qu’il s’agissait avant tout d’éviter de toucher à d’autres secteurs, transports ou shopping de Noël, pour lesquels la résistance populaire risquait d’être plus grande.


C’est dans ce contexte que les théâtres et cinémas ont dû réfléchir à leur usage du CST. Certains ont pris des positions fortes, tels les Grignoux à Liège et à Namur: afin de garder leurs salles ouvertes sans pass sanitaire un jour par semaine, ils ont choisi d’en limiter l’accès à 49 personnes, dans le respect des protocoles en vigueur. Mais au-delà de ces démarches isolées, il convient de s’interroger sur la place d’un tel instrument dans les lieux de culture. Nous sommes en effet convaincus que, dans une vision démocratique de la culture, les théâtres constituent des espaces protégés où la créativité doit pouvoir se déployer dans un esprit d’indépendance et où le public doit pouvoir se rendre en toute liberté–deux conditions qui ne sont plus remplies dès le moment où intervient un dispositif de contrôle centralisé comme le CST.


Ce que nous proposons ici, c’est une expérience de pensée sur les conditions que chacun serait prêt à accepter pour la culture: que pourrions-nous envisager à l’avenir pour se passer du CST, dans l’hypothèse où nous voudrions faire concorder santé, sécurité et liberté? À l’heure où le baromètre du 21 janvier 2022 lui maintient une place centrale, à l’heure aussi où le Commissaire corona, Pedro Facon, rêve à haute voix de législations similaires en cas de grippe, nous invitons à une réflexion sur les moyens de préserver la nature et la mission des lieux de culture.


Autotests et responsabilité individuelle


La Belgique a largement misé sur la vaccination, au point de négliger les alternatives. Là où d’autres pays ont opté pour des politiques fondées sur la responsabilité individuelle, en incitant les citoyens à utiliser des autotests, la Belgique a privilégié un système de tests lourd et coûteux, mais validé par les autorités. En l’absence de symptômes, un test PCR revient ainsi à 55 € et un test antigénique en pharmacie à 30 €; leurs résultats sont connus après quelques heures. Par comparaison, un autotest antigénique coûte entre 3 € et 6 €, son résultat apparaît au bout de 5 minutes et, faut-il le souligner, n’est pas communiqué aux autorités. Seul problème en l’état, il ne permet pas d’activer le pass sanitaire, ni donc d’accéder aux lieux où celui-ci sert de sésame.


Dans l’hypothèse où il s’agirait de concilier exigences sanitaires et liberté d’accès à la culture, ces autotests présentent une alternative intéressante au CST. En invitant le public à se tester, on mobilise la responsabilité individuelle–un choix somme toute pertinent dans un contexte démocratique. Toutefois, s’il présente l’avantage de préserver la vie privée, l’autotest ne suffit probablement pas à garantir la sécurité sanitaire. Nous proposons dès lors deux scénarios qui l’inscrivent dans un ensemble plus large de mesures, privilégiant tantôt la santé tantôt la liberté.


Un modèle alternatif sans pass sanitaire


Le premier scénario postule que le gouvernement n’impose aucun instrument policier tel que le CST. Il définit une politique non intrusive, fondée sur la responsabilité individuelle (tant de la part des spectateurs que des directeurs de théâtre), mais soutenue financièrement par l’État.


Dans ce scénario, tous les spectateurs se soumettent à un autotest, vaccinés ou non, et quelle que soit la jauge de la salle. Des tests sont même mis à la disposition des spectateurs qui n’en auraient pas et celui dont le test se révèle positif reste (ou rentre) à la maison. Pour réduire leur prix, voire les rendre gratuits, les théâtres trouvent un accord avec les autorités, de manière à préserver l’accès pour tous à la culture. En parallèle, ils mettent en place un système simple d’annulation et de remboursement pour les personnes testées positives. Ce dernier semble être un bon incitant à la responsabilisation, vu que les personnes présentant les signes de la maladie sont priées de rester chez elles. Si elles ne connaissent personne pour les remplacer et profiter de ce cadeau de dernière minute, elles peuvent échanger leur billet pour une autre représentation.


En outre, toutes les salles sont équipées d’un capteur de CO2 que le public peut consulter à tout instant: la préoccupation sanitaire devient ainsi vraiment collective. Dès que la valeur de CO2 approche les 800PPM, les portes s’ouvrent. Dans les salles sans système d’aération, on organise des représentations «avec manteau et bonnet», où les portes restent ouvertes durant tout le spectacle. Mais les théâtres ont aussi la possibilité de miser sur des représentations en plein air, voire de prévoir une retransmission pour les spectateurs tenus de rester chez eux. Enfin, pour respecter les distances, le bar est installé à l’extérieur, là encore dans la mesure du possible.


Mais poussons le modèle un peu plus loin. Envisageons la séparation des publics sur une base libre. Les théâtres pourraient organiser des représentations pour des groupes distincts: un jour, les personnes dont le test est négatif; un autre, celles, vaccinées ou guéries, qui refusent de se tester; un troisième, celles, vaccinées ou guéries, qui consentent à se tester. C’est ce jour-là que les personnes à risque désireuses d’une sécurité maximale seraient invitées à préférer. Tout le monde porterait le masque durant la représentation, même s’il n’y a pas plus de 50 personnes. Si la salle dispose de balcons ou si sa taille le permet, on peut aussi imaginer que les théâtres reprennent l’idée de certains clubs de football, inventive mais tuée dans l’œuf par les autorités, de répartir les groupes dans les tribunes. Dans un pays où le système d’enseignement impose de rendre publique son orientation confessionnelle, une telle hypothèse ne semblera peut-être pas si absurde ni intrusive.


Si on estime encore que les conditions sanitaires ne sont pas garanties, d’autres mesures restent envisageables. Dénicher un chien dressé à dépister le coronavirus, par exemple. Cela rendra à la pauvre bête un emploi dont l’ont rapidement privé les autorités, tout en redorant son blason–pour une fois qu’elle est mise à contribution pour la santé publique, et non pour la détection de drogues ou l’intimidation de manifestants…


Un modèle alternatif avec pass sanitaire


Le second scénario suppose que la loi rende le CST obligatoire, mais facultatif pour les petites salles. Du moins est-ce l’orientation prise par le baromètre actuel. Quelle attitude adopter dans ce cas s’il s’agit de limiter la circulation du virus? De notre point de vue, les mesures du modèle précédent restent pertinentes. Ce système fondé sur la responsabilité individuelle pourrait s’appliquer partout, même si le législateur ne l’impose pas. Donc, ici aussi: autotests, aération, mesures du CO2, portes ouvertes.


Ensuite, nous préconisons de ne jamais utiliser le CST là où la loi ne l’exige pas, par exemple, comme par le passé, pour des nombres restreints de spectateurs (moins de 50 à Bruxelles et en Wallonie, 200 en Flandre). Le CST contraint les personnes non vaccinées ou convalescentes à des dépenses élevées et, de façon générale, constitue un instrument inutilement discriminatoire, qui accorde des privilèges aux personnes vaccinées sans garantir la sécurité sanitaire. Autant donc en limiter l’usage.


Mais ne faudrait-il pas plutôt opter pour la désobéissance civile? L’idée a éclos récemment, en réaction aux mesures du 22 décembre 2021: plusieurs théâtres et institutions culturelles ont alors déclaré leur intention de rester ouverts, refusant d’appliquer le décret. Sans entrer dans ce débat, nous voudrions souligner que, s’il y a au moins un cas où la désobéissance civile semble légitime, c’est celui des mineurs, qui doivent accéder aussi librement que possible à la culture et à l’éducation. Là aussi, si c’est la sécurité sanitaire que l’on vise, alors exemptons-les tous des manœuvres liées aux politiques actuelles de test et demandons-leur à tous de passer un autotest à l’entrée. C’est à cette condition qu’on maintiendra la possibilité d’un accès égal à la culture, déjà bien difficile à assurer auprès du jeune public.


Nous ne pouvons que déplorer de voir les théâtres contraints à utiliser un instrument de contrôle sanctionné par le gouvernement. Appliquer une telle mesure sans aucun esprit critique revient à abandonner la notion même du théâtre comme sanctuaire. Le CST est un outil discriminatoire, bourré d’erreurs et de points aveugles. À nos yeux, les autorités n’ont pas à s’immiscer dans la relation du théâtre à son public. Et si nous devions un jour juger opportun de vivre dans un état de contrôle permanent des conditions sanitaires, dans l’idée d’empêcher la circulation de virus, alors nous devrons au moins nous demander quelles mesures préservent un accès démocratique à la culture.

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