Contribution signée M.-A. Gavray (FNRS- ULiège), M. Hagelstein (FNRS- ULiège), J. Pieron (ULiège).
Problèmes liés au confinement
Le 12 mars 2020, les Universités belges ont décidé de répondre dans l’urgence à la situation de crise sanitaire en imposant le basculement vers l’enseignement à distance. Le but de cette opération était d’assurer la «continuité pédagogique» en dehors des infrastructures universitaires. Cette décision, contestable en ce qu’elle réduit l’enseignement universitaire à une transmission de purs contenus déconnectée de toute situation socio-historique, fut prise sans la concertation des enseignants et des étudiants concernés, et sans enquête institutionnelle préalable visant à s’assurer que tous étaient en mesure de suivre.
Les cours en présence ont été remplacés par des activités en ligne que les enseignants ont dû mettre en place dans des délais trop brefs et, souvent, sans débats dans les instances de concertation pédagogique appropriées. De leur côté, les étudiants ont été invités à continuer à travailler «comme si de rien n’était». Les institutions universitaires ne se sont pas donné le temps d’interroger les enjeux des dispositifs technologiques proposés comme des solutions toutes faites, ni les transformations et les inégalités qu’ils induisent dans l’activité d’apprentissage.
Nous présentons ici les conséquences tirées d’une enquête menée au sein de notre département (Département de Philosophie, ULiège), de témoignages publiés dans la presse, ainsi que des enquêtes et analyses de la situation pédagogique réalisées par des chercheurs ou collectifs soumis à des conditions semblables. Leur convergence est remarquable.
- Il est impossible de s’assurer d’une participation massive des étudiants aux nouvelles activités d’enseignement. Les enquêtes n’obtiennent qu’un taux de réponses de 25 à 30 %. Beaucoup d’enseignants notent que les prises de contact par vidéoconférence n’atteignent pas l’ensemble du groupe et que tous les étudiants ne se connectent pas aux plateformes. Ils ont le sentiment d’avoir vite «perdu» une part importante des étudiants, en particulier ceux du BAC1, qui n’ont pas encore eu le temps de se familiariser avec la dynamique du travail universitaire.
- Étudiants et enseignants sont nombreux à constater l’inadéquation entre les dispositifs adoptés dans l’urgence et la matière enseignée. Les supports mis en place ne sont pas toujours adaptés aux objectifs annoncés. Pour certains cours, il est parfois même impossible de proposer une alternative valable. Enfin, les nouvelles modalités d’accompagnement des étudiants et doctorants, qui remplacent les discussions en présence, sont extrêmement chronophages.
- Les étudiants éprouvent des difficultés à assimiler les contenus sous leurs nouveaux formats. Beaucoup sont démotivés et peinent à s’organiser. Globalement, tous constatent une diminution de la stimulation intellectuelle. Il est en outre difficile (et parfois impossible), tant pour les étudiants que pour les enseignants, de garder le rythme habituel en explorant de nouveaux formats, dans des conditions où l’attention et la disponibilité sont parfois sévèrement réduites par les nécessités de la vie malade ou confinée.
- Étudiants et enseignants expriment leur désarroi face à l’impossibilité d’accéder aux lieux physiques de leurs recherches (salles d’étude, bibliothèques, laboratoires, etc.), à l’interruption des stages et à la difficulté accrue d’échanger avec d’autres. L’accès entravé aux ressources et espaces de travail entraîne aussi des difficultés pour réaliser les travaux de fin de cycle et les mémoires de fin d’études. Par ailleurs, étudiants et enseignants reconnaissent tous que la diminution des interactions de groupe affecte la qualité des apprentissages.
- La situation actuelle renforce les inégalités économiques et sociales. Tous les étudiants ne disposent pas d’une connexion à internet suffisante ou d’un lieu adapté à l’étude; certains doivent pallier des situations familiales difficiles (garde des frères et sœurs, personnes proches affectées); ceux qui travaillaient pour financer leurs études s’inquiètent de la perte de leurs revenus et d’une prolongation éventuelle de l’année académique. Les enseignants, quand ils ne sont pas eux-mêmes dans l’impossibilité de concilier soin des proches et suivi d’un nombre important d’étudiants, expriment à la fois leur souci de ces inégalités et leur malaise devant l’injonction de continuité pédagogique. Pour beaucoup, être forcés à avancer sans savoir si les cours virtuels ne font pas violence à leurs destinataires présumés s’avère insupportable.
En résumé, la prétendue «continuité pédagogique» marque plutôt une rupture. Les enseignants ont mis en place des solutions de fortune dont ils ne peuvent mesurer l’efficacité. Celles-ci sont très coûteuses en énergie, tant pour les enseignants que pour les étudiants, dans une situation où beaucoup ont moins (et pour certains n’ont plus) de temps et de disponibilité intellectuelle.
Enjeux du déconfinement
Pour les Universités, les principaux enjeux du déconfinement consisteront à assurer, à court et à moyen terme, une suite décente à un quadrimestre dont on peut dire qu’il n’a pas eu lieu.
S’il n’a pas eu lieu, c’est d’abord parce que seule sa première moitié s’est déroulée de façon «normale». Interrompu dès la sixième semaine, il s’est poursuivi dans des bricolages pédagogiques plus ou moins réussis, qui n’ont pas été accessibles à tous dans des conditions satisfaisantes.
S’il n’a pas eu lieu, c’est ensuite parce que les mesures de confinement ont privé étudiants et enseignants des ressources à leur disposition en temps normal. La fermeture des lieux et l’impossibilité d’accéder aux équipements partagés ont non seulement réduit la palette des outils du travail intellectuel, mais aussi la possibilité pour tous d’y accéder.
S’il n’a pas eu lieu, c’est enfin et surtout parce que les Universités ne se sont pas donné le temps de prendre la mesure de l’événement, de réfléchir à son sens et à sa mise en cause radicale de nos façons de vivre et de travailler. Faire l’impasse sur cette dimension critique et réflexive est un abandon d’une des missions fondamentales de l’Université et de son enseignement.
Reprendre le cours ordinaire des choses en déniant cet état de fait reviendrait à considérer que les Universités ont continué à remplir leur mission normalement, sans lacune dans la formation, et en offrant des chances égales à leurs étudiants.
Plusieurs conclusions s’imposent
- En aucun cas, les étudiants ne doivent être pénalisés dans la poursuite de leur parcours.
- Les enseignants devront définir, dans une réflexion pédagogique collective, ce qu’ils jugent indispensable à la poursuite de la formation. La «matière» qui n’a pas été vue durant cette période ou qui l’aura été via des dispositifs de substitution ne pourra être considérée a priori comme acquise. Dans un secteur qui repose déjà largement sur du travail non rémunéré, la mise en place des dispositifs de remédiation adéquats ne pourra se faire sans moyens supplémentaires.
- Maintenir des sessions d’examens à visée certificative aboutirait à un déni des lacunes dans la formation et à une injustice grave: la seule chose que des évaluations permettraient de certifier, c’est l’accroissement des inégalités causé par le confinement. Le risque est de provoquer l’incompréhension, la colère et la démotivation des étudiants face au refus de reconnaître leurs conditions d’existence. Il serait opportun d’utiliser la session pour procéder à des évaluations formatives, ou pour accompagner les étudiants et tenter de remédier aux situations les plus délicates.
- Il est nécessaire de ne pas recommencer «comme si de rien n’était» mais d’organiser des activités qui permettront à la communauté universitaire de reprendre contact sans nier la réalité brutale de l’événement: assemblées générales, forums interdisciplinaires et interuniversitaires. Il est également nécessaire de prendre le temps d’analyser, d’assimiler et de penser l’événement COVID-19 et son impact sur nos manières de vivre et de travailler.
- Il faut rétablir et renforcer ce qui fait la valeur de l’enseignement universitaire–et que la situation a révélé: augmenter la qualité des échanges au sein de la communauté, prendre soin des espaces de travail et des équipements de recherche partagés, favoriser le travail collaboratif et réflexif, en prenant plus sérieusement en compte les conditions socio-économiques des étudiants.
Recommandations
Pour les sessions de juin et août-septembre 2020:
- Favoriser les évaluations formatives (découplées de la sanction certificative): jurys collectifs, travaux pratiques, essais sur des questions d’actualité en lien avec la discipline étudiée, etc.
Dès que possible:
- Rétablir les échanges présentes entre enseignants, étudiants, enseignants et étudiants, qui constituent une dimension essentielle du processus d’apprentissage.
- Rendre à nouveau accessibles les ressources documentaires et les espaces de travail partagés afin de garantir des conditions matérielles d’étude et de recherche permettant des apprentissages réels pour tous.
Pour l’année académique 2020-2021:
- Organiser des assemblées ou forums destinés à retisser les liens de la communauté universitaire et à interroger le sens de l’événement COVID-19, ainsi que son impact sur nos manières de vivre et de travailler.
- Établir collectivement un bilan intellectuel des pertes et profits dans la formation.
- Dégager les moyens nécessaires à l’élaboration collective des dispositifs de remédiation, en prenant en compte les conditions socio-économiques (inégales) des étudiants.
- Cultiver ce qui fait la valeur de l’enseignement universitaire: les échanges au sein de la communauté des enseignants-chercheurs et étudiants, le soin des espaces publics de travail et des équipements de recherche partagés, le travail collaboratif et réflexif.
Références
Carte blanche de Th. Berns et T. ReigeluthCarte blanche de J. Englebert