Par Yves Moreau (KU Leuven), Olivier Servais (UCLouvain), Yves Cartuyvels (USL-B), Michel Gevers (UCLouvain), Alban de Kerchove d’Exaerde (FNRS/ULB), Olivier Klein (ULB), Marianne Lemineur (Narratives.be), VeronicThirionet (I. Care asbl), Dan Van Raemdonck (ULB-VUB), Justine Vleminckx (FNRS/UCLouvain).
Apparue en Chine fin 2019, l’épidémie de COVID-19 a balayé le monde à une vitesse étonnante. Jamais auparavant dans l’histoire, l’humanité n’avait été confrontée à une pandémie tout en étant aussi profondément interconnectée qu’un « village mondial ». La tragédie est que notre interconnexion physique locale et internationale toujours croissante n’a pas été accompagnée d’une préparation adaptée à la menace prévue d’une propagation rapide de la pandémie, ni même de la capacité à absorber rapidement les informations disponibles, à échanger des informations plus précises et à coordonner une réponse mondiale efficace. Non préparés à cette calamité annoncée, les États européens ont été contraints de mettre en œuvre la plus vaste intervention sociétale d’urgence depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale: le confinement de leur population pendant une période encore indéterminée.
Maintenant que le choc initial et l’incrédulité sont passés, il est nécessaire de réfléchir à ce choix et à ses conséquences. Car il est nécessaire d’affirmer qu’il s’agit bien d’un choix, même si c’est un choix forcé. Une de ces contraintes, et non des moindres, est aussi l’esprit de notre époque: un mélange de pessimisme sur l’avenir, de peur d’un futur cataclysme et, paradoxalement, d’impossibilité à accepter la mort. Le journal suisse Le Temps a rappelé à juste titre que, face à des menaces similaires en 1957-1958 et 1968-1969, les gouvernements européens avaient choisi de laisser essentiellement l’épidémie suivre son cours. Là aussi, il s’agissait d’une sorte de non-choix, que personne ne remettait en cause. En effet, les politiques publiques ne sont pas seulement fondées sur la « science » et sur des données factuelles. Elles reposent également sur nos choix de priorités, qui découlent de l’importance que nous accordons explicitement ou implicitement à différentes valeurs et à différents enjeux. Dès lors, pour éviter le « somnambulisme » dans l’élaboration des politiques, nous devons considérer les conséquences du confinement, de nos politiques de sortie du confinement, et des changements sociétaux à long terme résultant de ces politiques, dans tous les domaines du social, du psychologique, de l’éthique, de la politique, et pas seulement de l’économique et du médical. La phase de crise a été dominée par les urgences de santé publique, et, ensuite, par des considérations économiques. Malgré cela, l’accent mis sur les soins intensifs alors qu’un angle mort se développait sur les maisons de retraite montre qu’une vision sociétale plus large est essentielle pour faire face à l’épidémie. Pour ce qui est de l’avenir, il est impératif de prendre en compte tous les aspects de la société humaine lorsqu’il s’agit d’organiser la sortie du confinement ainsi que la période post-confinement. Les contributions des sciences humaines et sociales pour répondre à ces questions sont fondamentales et font défaut dans les propositions actuelles (1). La Belgique et le monde traversent une crise que certains décrivent comme sans précédent, à l’exception du crash boursier de 1929 et la Grande Dépression. Si certaines des conséquences économiques attendues sont comparables, il est essentiel de prendre en compte les évolutions sociales de nos sociétés hypermodernes et les conséquences de cette longue période d’enfermement sur les individus. Le parallèle avec le choc de la Grande Dépression conduit trop facilement à se focaliser principalement sur des mesures économiques pour « relancer la machine » de manière urgente, mesures qui resteraient aveugles aux défis sociétaux que cette crise révèle. Et ces défis sont nombreux.
Du point de vue économique, les choix politiques des dernières décennies ont considéré la sécurité sociale, et les soins de santé en particulier, presqu’exclusivement sous un angle budgétaire. Selon cette logique, il s’agissait de réduire les coûts, en privilégiant les notions d’efficacité économique, d’optimisation, de rentabilité, de gestion des flux, etc. Cette logique a conduit à la fermeture et/ou au regroupement d’hôpitaux, à la réduction du nombre de lits disponibles, à l’élimination des stocks et à la délocalisation de la production des produits médicaux indispensables, tels que les masques et les blouses de protection. Elle a aussi conduit à une pression pour contenir les salaires du personnel des hôpitaux et des maisons de soins. C’est la même logique qui a permis la croissance explosive du « marché » des maisons de repos, de l’assurance privée et d’autres développements dans l’industrie pharmaceutique. Les entreprises, y compris les multinationales, encouragées par nos gouvernements, ont immédiatement réalisé que ce secteur de la santé représentait un marché énorme, une source de profits considérables.
Comme l’a souligné à juste titre Barbara Stiegler, professeure de philosophie politique à l’université de Bordeaux-Montaigne: « L’idée véhiculée depuis des années est au fond que notre système sanitaire doit en finir avec la vieille médecine clinique, fondée sur la souffrance et la plainte du patient, de même qu’il serait censé en avoir fini avec les grandes épidémies infectieuses, supposant l’assistance à des populations vulnérables. C’est le sens de la médecine dite ‘proactive’, portée par les promesses du virage numérique et des données massives (big data) en santé. […] À notre vieille médecine jugée ‘réactive’, la vision proactive oppose des processus d’optimisation continue, où ce sont les patients eux-mêmes qui sont censés gérer de manière optimale leurs propres comportements face aux risques. […] L’idée est d’augmenter les performances des individus et leur capacité à s’adapter, y compris à un environnement dégradé. »
Ces politiques de démantèlement des services publics et de réduction massive de leurs budgets (-3,5 milliards d’euros par an rien que pour le budget de la santé publique sous le gouvernement Michel) sont allées de pair avec des réformes fiscales visant à un accroissement considérable de la richesse des sociétés multinationales et des très riches particuliers. Et cela, sans compter une opposition constante de la Belgique, au niveau de l’Europe, aux différentes mesures visant à réduire l’évasion fiscale. Sous le précédent gouvernement, la contribution patronale à la sécurité sociale est passée de 32,4% à 25%, et le taux d’imposition des bénéfices des sociétés a été abaissé de 33,9% à 25%. En février, l’Administration des Finances annonçait que 172 milliards d’euros avaient quitté la Belgique vers les paradis fiscaux en 2019. Enfin, le juge Michel Claise, spécialisé dans la lutte contre la criminalité financière, estime que les pertes pour le budget de l’État dues à la fraude et à l’évasion fiscale, se situent entre 22,5 et 31,5 milliards par an. À titre de comparaison, le budget belge de la santé pour l’année 2020 est de 27,6 milliards d’euros. Récupérer la fraude et l’évasion d’une année permet de couvrir l’entièreté du budget de la santé de notre pays!
Les mesures à prendre pour sortir de la crise du coronavirus couteront des sommes considérables, comme l’indiquent les différents textes de ce rapport. Il faudra non seulement réparer les immenses dégâts causés par cette crise dans de multiples domaines (sanitaire, social, psychologique, etc.). Mais, pour citer à nouveau Stiegler, « l faut exiger, dès maintenant, que les choix de santé publique deviennent une affaire collective et non la chose réservée des experts et des dirigeants. Il va surtout falloir reconstruire un vivre ensemble sur des bases nouvelles. Mettre fin à la pauvreté, réduire les inégalités, s’attaquer réellement à la crise environnementale, redonner du sens et de la valeur aux métiers qui nous ont sauvés pendant cette crise et qui ont été jusqu’à présent tellement dévalorisés. »
Il nous faudra donc, dans la concertation, avec une participation massive de la société civile, et à l’écoute des scientifiques si longtemps ignorés, reconstruire ce vivre ensemble sur des paradigmes entièrement nouveaux qui donneront la priorité à l’humain plutôt qu’à l’accroissement de richesses pour quelques-uns.
Comme l’a rappelé la Prix Nobel Esther Duflot, c’est un moment keynésien: en période de taux d’intérêt bas, il y a peu de raisons de s’inquiéter. D’autant plus que certaines dettes ne sont jamais complètement remboursées, comme le montre l’anthropologue David Graeber. Pour répondre à des circonstances extraordinaires, des mesures extraordinaires sont requises: La Banque d’Angleterre (BoE) a accepté de financer temporairement les emprunts du gouvernement en réponse à la crise COVID-19. Si, dans des circonstances ordinaires, des politiques telles que « l’impression de monnaie », la théorie monétaire moderne, ou « monnaie hélicoptère » peuvent être dangereuses pour la stabilité économique, elles peuvent être temporairement utiles lorsque l’on est confronté à des pressions déflationnistes. En 2008, les gouvernements ont choisi de renflouer les banques et de socialiser les pertes après avoir privatisé les bénéfices, ce qui encourage l’aléa moral. En revanche, ceux qui connaissent le plus de difficultés financières pendant cette pandémie n’ont aucune responsabilité morale dans cette situation. Le sauvetage des gens ordinaires pourrait d’ailleurs être le meilleur moyen de limiter les dommages causés à notre société et d’accélérer la reprise sociale. Cela nous aiderait à reconnaître que la fonction première de l’argent n’est pas de concentrer la richesse, mais de coordonner l’activité humaine.
Pour aider à mieux comprendre cette crise et à y faire face, un groupe nombreux d’académiques issus de la plupart des universités belges ont voulu éviter une attitude de critique négative. Ils ont donc décider de rédiger en urgence un document montrant toute la richesse de l’expertise en sciences sociales et humaines disponible dans l’ensemble de la communauté universitaire belge, expertise sous-représentée dans la task force gouvernementale en charge du déconfinement. Dans le présent document, qui a été finalisé en moins de 7 jours, avec un grand nombre d’experts académiques et de terrain, nous présentons un état des lieux consécutif à cette crise, avec des propositions de stratégies qui puissent rendre ce confinement, la sortie de celui-ci, ainsi que leurs conséquences à long terme, plus supportables pour la population. Des propositions à court, moyen et long termes sont formulées pour répondre aux défis qui se présentent à nous.
Ce document ne prétend pas être exhaustif et n’a pas pour but de donner des leçons ou de suggérer que les experts mandatés ne feraient pas leur travail. Il s’agit simplement d’une contribution libre et volontaire de scientifiques qui veulent que les décideurs puissent faire des choix dans le meilleur intérêt de l’ensemble des personnes vivant en Belgique. Seule la recherche du bien commun et de la bonne décision a guidé la rédaction collective de ce document, qui est certainement encore perfectible. Les auteurs des différentes contributions sont seuls responsables du contenu des contributions qu’ils signent et ils ne partagent pas nécessairement les positions prises dans les autres contributions. Il en va de même pour ceux qui ont participé au travail d’édition et à la coordination de ce document. Ces positions sont ouvertes au débat et peuvent différer entre les experts, car la science nécessite des échanges, des discussions, de la coopération, une délibération, et enfin un consensus. Les experts cités ici sont à l’entière disposition des autorités pour toute demande ou conseil.
Ce document comprend 50 textes de plus de 120 experts, principalement dans le domaine des sciences humaines et sociales. Le texte est structuré autour de 7 chapitres: politique et crise, communication et technologie, droits et justice, santé, questions sociales, éducation et culture, et environnement et production. Chaque chapitre contient plusieurs avis d’experts, chaque fois structurés en quatre parties: contexte et historique, questions spécifiques soulevées par le blocage, recommandations pour l’avenir et bibliographie.
Les experts réunis dans ce document ne prétendent pas détenir LA vérité; ils ne prétendent pas non plus à l’exhaustivité. Toutefois, ils ont estimé qu’il était essentiel de souligner à quel point tous les aspects de notre société sont importants pour résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.
(1) Gilbert et al. (2020) www.nature.com/articles/s41591-020-0871-y
(2) David Graeber (2011). Debt: The First 5000 Years. Brooklyn, N.Y.: Melville House.