Contribution signée Chloé Allen (FNRS-UCLouvain), Vinciane Despret (ULiège), Min Reuchamps (UClouvain), Muriel Sacco (ULB) et Olivier Servais (UCLouvain)
Avec un coronavirus qui tue moins d’un pourcent des moins de 45 ans (données de Sciensano début avril 2020), le Covid-19 est une affaire de générations, n’en déplaise aux communicants. Il s’agit pour des jeunes d’être solidaires des moins jeunes et des moins privilégiés de la société, au nom du principe de solidarité nationale, d’humanité et d’empathie mais aussi de préservation du système hospitalier. Une analyse sociologique de la situation des autres groupes sociaux et des autres générations témoigne que ce point de vue n’est pas partagé par tous et toutes, et apparait comme un point aveugle des politiques de confinement et déconfinement. En fait, le confinement n’est une mesure qui ne fonctionne au-delà de quelques semaines que pour les personnes suffisamment privilégiées pour être en capacité de rester chez elles grâce au travail déconfiné d’autres, les personnes qui se sentent investies et inclues dans le projet de société ou encore pour les personnes qui, par sentiment de défaillance étatique, s’autoconfinent par survie pour la collectivité et pour eux-mêmes. Ces dernières savent que les inégalités et discriminations vécues avant le confinement ne feront qu’augmenter à mesure des semaines qui passent et restent tant bien que mal cloitrées chez elles.
Du confinement strict aux rencontres dans les parcs, aux lockdown parties ou aux émeutes de quartier suite au décès du jeune Adil le 10 avril 2020, les réactions des jeunes sont socialement différenciées, leurs formes sont bien différentes, mais revêtent un sens similaire. Rappelons aussi que l’espace public constitue pour les adolescents (jeunes) un espace de construction identitaire, certes genrée, au cours de leur socialisation (Gavray et Govers, 2018). L’article récent paru dans le journal LeSoir (1) explicite que sur les 27000 verbalisations depuis le début du confinement plus de la moitié ont été délivrées aux moins de 30ans. Ces réactions par rapport aux mesures révèlent de plusieurs manières une rupture au niveau du rapport à la responsabilité individuelle et collective. Bien que la majorité des jeunes appliquent les règles du confinement, tentons de comprendre les raisons de celles et ceux qui les outrepassent en fonction de leurs résistances spécifiques. Les réactions subversives de certains jeunes traduisent au-delà d’une interprétation strictement individualiste, une urgence vitale de lutter pour leur droit d’exister dans un monde en crise. Rappelons finalement que ces jeunes, loin d’être une catégorie sociale homogène vivent des réalités très différentes en fonction de leur contexte socio-économique, leur race, classe, genre, entre autres. Il ne s’agit pas ici de gommer cette complexité mais bien de montrer au travers d’exemples multiples, les différentes formes que prennent ces crises de participation aux mesures de confinement, chacune à sa manière révélatrice d’enjeux par rapport à la perte de confiance dans l’appareil étatique pour les jeunes.
Les réactions des jeunes suite au décès d’un des leurs sont significatives. Loin d’être un acte de mise en danger irréfléchi ou inconscient pour ces jeunes du quartier de Cureghem, il s’agissait d’abord d’une pulsion de vie et de révolte face à la mort de l’un des «leurs». L’émeute témoignait d’un sentiment d’injustice vécu par ces jeunes en tant que groupe discriminé (Jamoulle, Mazzocchetti, 2011; Nagels, Rea, 2007) . Dans ce contexte de colère et de deuil, la légitimité des mesures de confinement est passée en second plan lorsque l’intégrité physique et l’existence en tant que groupe social semble être bafouée. Dans ce contexte, la peur d’être contaminés et de transmettre le virus devient secondaire.
Les lockdown parties peuvent quant à elles être expliquées par l’envie de continuer à vivre dans l’ici et maintenant de la part de –certains–jeunes, conscients d’être oubliés des projets politiques d’une société vieillissante. Au-delà de la peur de la maladie vient s’ajouter celle de l’«après». Quel avenir ce monde en perdition leur réserve-t-il? Quel confinement dans un monde où les plus précaires sont déjà livrés à leur sort dans les centres fermés, les centres d’accueil, les maisons de retraite, les rues de Bruxelles et les hôpitaux sous-financés? Thomas, un jeune de 21 ans explique que pour lui «de toute façon, ça fait longtemps que demain est annulé». Il traverse une crise de sens et de représentation, fait face au flou d’un avenir incertain et d’une perte de confiance dans un projet de société qui sacrifie une frange de la jeunesse.
Par ailleurs, Chloé Allen, anthropologue, remarque sur ses terrains dans les milieux militants et solidaires, une urgence utopique. Beaucoup ne trouvent plus de sens au monde dans lequel ils vivent à l’instar, par exemple, de ceux et celles qui marchaient chaque jeudi pour l’avenir écologique et climatique de la planète, tenant pour responsables les gouvernements, les multinationales et les générations précédentes (baby boomers) quant à l’effondrement du monde qu’ils pensent proche. C’est typiquement une situation eschatologique, au sens où un processus irréversible, en cours, va nécessiter soit une transformation profonde soit l’effondrement (Servais, 2016-2017). Elie, 24ans, rajoute que «Le tout, ce n’est pas d’avoir des rêves et des utopies, faut-il encore qu’il y ait des espaces qui restent pour les faire exister». À cet égard, on peut parler de crise de la projectivité pour reprendre les termes de Bajoit et Franssen (1995).
Crise de perspective, déclinisme et exigence de participation
Il est fondamental de pouvoir prendre le point de vue des autres, ceux qui ne sont pas aux commandes sociétales, mais qui subissent le système. Dans les cités, les banlieues pauvres ou les croissants précaires, et même dans les strates moyennes en voie de précarisation, la tension monte. Les jeunes, et certains d’entre eux particulièrement, ont le sentiment que «tout ça c’est pour protéger des vieux riches, qui ont détruit la planète, ne pensent qu’à eux (voyagent, consomment, sont propriétaires, ont une retraite qu’eux n’auront plus, etc.) et dorénavant on cloisonne surtout pour sauver cette génération, et en sacrifiant le futur des jeunes». Ce type de témoignage est proche du déclinisme dont parle Elchardus. Or, pour ces jeunes, les institutions fondatrices de nos sociétés perdent petit à petit de leur signification. Ainsi en est-il, par exemple, de l’institution scolaire dont les modalités de transmission, voire carrément la mythologie, ont de moins en moins de portée. De même, on perçoit chez ces jeunes la vision d’un politique délégitimé, non seulement parce que ce qu’il vend n’est simplement pas ce qu’il peut mettre en œuvre, mais surtout car un projet collectif de société ne fait tout bonnement plus sens dans un contexte d’autonomie des individus et de pluralisme idéologique. Les mouvements sociaux institutionnels (syndicats, mutuelles, ou partis politiques) dont le combat n’est plus autant partagé, ou plus audible comme tel, voire un État dont l’action, mais aussi, tout simplement, la représentation, ne font plus totalement partie des référents de cette génération. En d’autres termes, un monde en changement radical et des héritages et équilibres sociaux mis à mal symboliquement.
Pour une large part, la rhétorique de la crise a de facto dominé durablement le champ médiatique de ces générations montantes! Les crises se sont surajoutées depuis 40ans les unes aux autres: crise pétrolière,crise nucléaire, crise de l’emploi et du chômage, crise environnementale, crise monétaire, crise économique, crise financière,crise de la dette, crise migratoire, crise politique ou institutionnelle, crise du climat,ou encore crise du projet européen et en dernier ressort, conclusif en quelque sorte, crise des identités à tous les niveaux et du sens de l’action commune, voire de l’appartenance même (Servais, 2020). Dans ce contexte général, ceux que certains chercheurs ont appelés assez caricaturalement la génération «X», nés après mai 68, a subi de plein fouet la montée en puissance de ces différentes «crises». Et la nouvelle génération, qualifiée de «Y», née après la chute du mur, doit gérer ce passif, cette dette monumentale de crises cumulées. Bref, c’est dans un système sans perspectives claires, bouché, éclaté, symboliquement achevé, que se donne à voir cette crise. Comme le dit Steffi, «Je suis réaliste, car je sais que la plupart des rêves ne se réalisent jamais». Il est urgent de rouvrir les possibles, de redonner de l’espoir, de redonner du souffle. Et cet espoir ne doit pas être une rhétorique politicienne, mais une véritable réponse d’union nationale (Servais, 2012).
Le confinement est dès lors à la fois le symbole, le symptôme et l’hypertrophie de ce rejet. Les besoins d’exprimer et d’être écouté y sont absents. Le besoin de participer est nié voire combattu. Le besoin d’être symboliquement et réellement pris en compte comme personne et sujet est oblitéré au profit unilatéral d’une prise en compte des corps sains. L’attention aux petits métiers a été, dans ce sens, un petit geste symboliquement fort et à contre-courant. Mais il ne s’agit que d’un début, et qui ne pourra s’arrêter avec la fin du déconfinement, sous peine d’une énième désillusion, voire d’un rejet majeur. Il y a une injonction sociétale à l’utopie derrière toutes ces expressions (Chollet, 2017).
Recommandations
- Le déconfinement doit être un processus participatif qui implique les citoyens pas seulement dans le respect de règles et le contrôle social des autres. Il faut penser des mécanismes bottom-up beaucoup plus forts afin de rouvrir le champ des possibles et le sens de l’action collective. Faute de quoi celle-ci ne sera que négative et potentiellement violente.
- Il faut répondre à l’urgence utopique et à la crise des imaginaires de ces jeunes en fonction de la diversité de ce groupe—loin d’être homogène—et de leurs revendications vitale d’imaginer un avenir à la fois sécurisant et transformateur.
- Comme le propose Muriel Sacco dans sa carte blanche du 13 avril 2020, il faut passer «d’une culture du contrôle à une culture du dialogue avec les jeunes, particulièrement dans le contexte de violences policières. En tant que jeunes et futur.e.s citoyen.ne.s, ces jeunesses bruxelloises, qui habitent en nombre dans les quartiers centraux et péri-centraux, méritent plus de reconnaissance et moins de suspicion» (2).
- Urgence de replacer au centre des politiques publiques, les préoccupations sociétales des jeunes et la création d’espaces d’expression pour penser le monde de demain à partir de ceux qui héritent de ce monde et devront y vivre.
- Importance de prendre en compte matériellement la dette de déficit symbolique des jeunes générations et des fonctions sociétales dévalorisées, et mettre en œuvre des dispositifs de valorisation symbolique. Concrètement, soutenir le travail des différents intervenants dans les maisons de jeunes et les éducateurs de rue, revaloriser ce travail, faire un diagnostic de ce que ce travail effectue réellement et qu’on ne voit pas. Leur demander comment eux-mêmes peuvent être parties prenantes des conséquences du confinement et du processus de déconfinement.
- Mettre sur pied des politiques longs termes qui mettent l’avenir des jeunes et leurs préoccupations au centre du jeu, car ils sont l’avenir de notre société. Inclure cette attention dans les réformes de l’enseignement qui ne parvient pas/plus à faciliter cette perspective d’ascenseur social et parfois renforce les inégalités
Références
Bajoit G., Franssen A. (1995), Les jeunes dans la compétition culturelle, Paris, PUF, 292-293. Chollet, A. (2017). Temps de la démocratie, temps de l’utopie. Tumultes, 49(2), 31-44.
Gavray C., Govers P. (2018), «Usages et représentations genrées des espaces à l’adolescence», in Sacco M. et Paternotte, dir., Partager la ville. Genre et espace public, LLN, Académia, 81-95.
Nagels C., Rea A., (2007) Jeunes à perpètes. Jeunes à problèmes ou problème de générations?, LLN, Académia-Bruylant.
Servais O., (2012) «La génération paradoxale», in La Revue Nouvelle, 1: 73-81.
Servais O., Liogier R., dir., (2017) Les eschatologies techno-scientifiques (Ie partie)/Techno-scientific eschatologies (Part I & 2), Social Compass, 62, 3, 2016; 64, 1.
Jamoulle P., Mazzocchetti J., (2011) Adolescences en exil, Academia-Bruylant, Anthropologie prospective, n° 10, 359 p.