Les conditions de réouverture des écoles

Contribution signée Géraldine André (UCLouvain), Mathieu Bouhon (UCLouvain), Branka Cattonar (UCLouvain), Bernard Delvaux (UCLouvain), Hugues Draelants (UCLouvain), Xavier Dumay (UCLouvain), Vincent Dupriez (UCLouvain), Eric Mangez (UCLouvain), Christian Maroy (UCLouvain), Virginie März (UCLouvain), Joseph Pirson (UCLouvain), Miguel Souto Lopez (UCLouvain), Marie Verhoeven (UCLouvain), Marc Zune (UCLouvain).

L’École remplit trois fonctions principales entremêlées: l’instruction, la socialisation, la subjectivation (ou formation d’identités) de nos enfants et adolescents. De façon très lapidaire, on peut considérer que:

  • l’instruction est l’ensemble des apprentissages jugés nécessaires pour former des adultes afin qu’ils s’intègrent dans la société;
  • la socialisation est ici la construction du lien social dans un cadre scolaire, l’intériorisation de normes en vigueur dans la société et dont l’École est une expression;
  • la subjectivation est la construction d’identités souhaitables, d’un sujet autonome, par l’École dans une société donnée.

La façon dont chacune de ces trois fonctions est remplie dans un système éducatif donné est tributaire des finalités qu’une société se donne. Nous réaffirmons l’importance en Belgique du rôle de l’École dans le développement d’une identité citoyenne, dotée d’un esprit critique, d’une liberté de conscience, d’une éthique personnelle.

À l’heure où une stratégie de déconfinement progressif est élaborée par des experts principalement issus des domaines de la santé et de l’économie, il est essentiel que cette stratégie prenne en considération l’ensemble des enjeux qui se posent au niveau de ces trois fonctions. La réouverture de l’École ne doit en aucun cas servir de béquille ou de variable d’ajustement à la reprise de l’activité économique.

Ce texte examine ainsi deux questions : 1) comment le confinement affecte-t-il ces trois fonctions centrales de l’École? 2) quelles seraient les conditions de possibilité d’un déconfinement progressif, permettant à l’École de poursuivre ces trois fonctions principales de la manière la plus efficace, adéquate et pertinente en termes de justice et de cohésion sociales?

Problèmes et enjeux soulevés par la situation de confinement à l’École

On peut identifier au moins cinq problèmes d’ordre scolaire posés par le confinement.

Le premier, du point de vue de la fonction d’instruction, est la suspension des apprentissages. Un programme de devoirs, plus rarement des formes d’enseignement à distance, balisé pour la Fédération Wallonie-Bruxelles par la circulaire 7515 du 17 mars 2020, a été mis en place pour la très grande majorité des élèves. Il s’agit d’assurer à distance la remédiation, la consolidation ou le dépassement des apprentissages déjà réalisés avant la période de confinement. Or, comme le montre une enquête de la Fédération des Associations des Parents de l’Enseignement Officiel (FAPEO), cette circulaire n’est pas toujours respectée et sa mise en œuvre s’accompagne souvent de difficultés pour les familles (1). Les conditions de travail scolaire dans les familles, mais aussi l’enseignement numérique (Galand, 2020), ont pour effet d’exacerber les inégalités scolaires entre, d’une part, des enfants bénéficiant d’un matériel informatique performant et disponible, de parents pouvant les aider dans leur scolarité, d’un logement dans lequel ils peuvent jouir d’un espace calme de travail et, d’autre part, les enfants ne bénéficiant pas de ce confort matériel, ni du soutien parental et nécessitant plus que les autres d’interactions en coprésence avec leurs enseignants (Willingham, 2012). La situation de confinement alimente ainsi non seulement les inégalités d’apprentissage, mais aussi les risques de décrochage scolaire. L’évaluation de fin d’année ne fera que les accentuer et aura un impact sur la scolarité des élèves.

Un second problème, du point de vue de la socialisation, est la suspension du lien social dans le cadre scolaire, avec les pairs mais aussi avec les équipes pédagogiques. La situation de confinement et la sensation d’isolement vis-à-vis des pairs peut être difficilement soutenable, pour les adolescents en particulier (Nguyen, 2007), car l’École n’est pas seulement un lieu d’apprentissage, elle est aussi un lieu essentiel de sociabilité. De surcroît, pour certains élèves, le climat familial peut être source de difficultés parfois dramatiques. En miroir, pour d’autres élèves, c’est le climat scolaire qui peut être source de difficultés, notamment dans les cas de harcèlement scolaire (Jaffé et coll., 2013). Par ailleurs, la crainte d’être infecté par le virus crée un climat de suspicion généralisé qui génère des transformations dans nos rapports aux autres et des effets de stigmatisation sur lesquels l’École devra probablement travailler pour ré-institutionnaliser de la normalité.

Un troisième problème, du point de vue de la subjectivation, est celui, à plus long terme, des effets potentiels que cette situation de confinement peut avoir sur la construction de l’identité des élèves, en particulier l’identité citoyenne. Il serait illusoire de croire qu’un retour sur les bancs de l’École sera synonyme d’une reprise immédiate des apprentissages là où ils ont été suspendus. L’École devra accompagner les élèves afin de leur donner des clefs de lecture de la situation, de la nécessité d’adopter un comportement civique de respect des mesures de confinement et de distanciation sociale, des causes, des conséquences et de la gestion politique de la propagation du virus en perspective avec l’organisation sociétale dans un monde globalisé.

Un quatrième problème qui traverse les trois principales fonctions de l’École est le soutien des équipes pédagogiques qui sont aussi en première ligne pour assurer l’accueil des plus jeunes élèves dont les parents ne peuvent assurer la garde, sans possibilité d’assurer une distanciation sociale. Plus globalement, lors de la réouverture des écoles, les équipes éducatives seront amenées à accompagner les élèves, notamment sur les fronts des apprentissages et de la gestion des émotions individuelles et collectives. Or, elles ne sont pas formées pour cela. Par ailleurs, il ressort de témoignages d’enseignants, récoltés de façon informelle et qu’il conviendra d’objectiver, que les équipes éducatives ne bénéficient pas des mêmes soutiens selon les pouvoirs organisateurs. Il y a visiblement un problème de coordination dans la réponse que les écoles doivent apporter aux difficultés qu’elles rencontrent dans cette situation de confinement et des moyens mis à leur disposition. Cette situation est due principalement à la fragmentation de notre système éducatif mais aussi probablement à une forme d’attentisme liée aux mesures prises de deux semaines en deux semaines.

Ces différents problèmes soulèvent ainsi des enjeux scolaires importants qui sont à la fois d’ordre sociologique, psychologique et psychosocial. L’enjeu sociologique majeur est celui des inégalités scolaires qui pourraient sortir renforcées de cette situation de confinement. Un autre enjeu sociologique important est la réélaboration par chacun des jeunes de son rapport au monde et aux autres, potentiellement ébranlé par la crise; un processus que l’École a le devoir d’accompagner en aidant chaque élève à confronter ses expériences et analyses aux savoirs et aux débats d’idées. L’enjeu psychosocial majeur est la rupture du lien social dans le cadre scolaire. L’enjeu psychologique s’éloigne de nos domaines de compétences et demande l’éclairage d’autres spécialistes en sciences humaines, en particulier les psychologues. Il nous semble cependant que, outre les dommages psychologiques que la situation de confinement peut entraîner de façon variable selon les situations de chacun, il ne faut pas sous-estimer l’anxiété des parents, des élèves et des équipes éducatives, ainsi que l’incompréhension, que provoquerait une réouverture trop rapide des écoles. Il est ainsi hautement probable qu’une part importante de parents pouvant opter pour le télétravail ou en mesure d’assurer la garde de leurs enfants refuse de renvoyer ceux-ci à l’école.

Recommandations

En premier lieu, il est temps que les autorités fédérales prennent dès à présent des mesures qui resteront d’application jusqu’au 30 juin afin d’avoir une vision claire sur la fin de cette année scolaire.

Ensuite, ce qui précède plaide incontestablement pour une réouverture des écoles. Toutefois, cette réouverture nécessite la mise en place, de façon coordonnée à l’échelle du ministère de tutelle, qu’il soit flamand, germanophone ou francophone, de dispositifs pédagogiques et d’accompagnement ajustés à la situation, à destination tant des élèves que des équipes éducatives. La construction de ces dispositifs ne peut s’improviser et demande plusieurs semaines, voire plusieurs mois, de réflexion. Pour cette raison, nous estimons que les écoles doivent rester fermées jusqu’au 30 juin, avec le maintien d’une possibilité d’un service d’accueil exclusivement réservé aux plus jeunes élèves dont les parents sont dans l’impossibilité d’assurer la garde. Il y aurait par ailleurs lieu de prévoir, comme cela a été le cas pour les vacances de Pâques, une possibilité d’accueil prolongé pendant les congés d’été.

Dans cette perspective, tous les examens doivent être annulés et tous les élèves doivent passer automatiquement à l’année supérieure. Pour les élèves en année de diplomation, il y a lieu de reporter les examens à une période ultérieure, à travers une forme de prolongement de l’année scolaire dont le terme correspondra au moment de la normalisation de la situation sanitaire. Il faut privilégier des solutions homogènes là où c’est possible afin de réduire les coûts de coordination qu’impliqueront la mise en place de mesures ultérieures et réduire les risques de traitements inéquitables entre les élèves.

Dans ces conditions, il faut constituer plusieurs groupes de travail coordonnés entre eux et rassemblant des spécialistes de l’éducation, des représentants d’enseignants, de directions d’écoles, des pouvoirs organisateurs, des syndicats, des membres de l’inspection, de l’administration, d’associations de parents, d’élèves et des centre psycho-médicaux-sociaux pour construire de façon concertée et informée des dispositifs pédagogiques et d’accompagnement à destination des élèves.

À cet effet, ces groupes de travail devront aussi proposer des dispositifs d’accompagnement et de soutien des équipes pédagogiques qui sont en première ligne dans les écoles.

Une prolongation de la fermeture de l’École implique de penser plus largement la question de la finalisation des apprentissages dédiés à chaque année scolaire, et de leurs conditions d’évaluation, dans un cadre balisant: 1) le travail des équipes éducatives et des directions durant la période de déscolarisation, 2) la communication entre les établissements scolaires, les équipes éducatives et les familles (liens web, via les plateformes, mais aussi téléphoniques), 3) les conditions d’un déroulé pédagogique équilibré et juste en termes de charge de travail et de soutien apporté, à distance, par les équipes éducatives, en particulier auprès des familles qui en ont le plus besoin et 4) les conditions de certification de l’année scolaire en cours.

Les paragraphes qui suivent sont des pistes sur les mesures à prendre pour la suite mais qui devront faire l’objet d’une réflexion approfondie de ces groupes de travail.

Une réouverture des écoles devrait en premier lieu concerner uniquement les équipes éducatives afin qu’elles puissent se coordonner sur l’application des mesures qui seront prises.

Une réouverture des écoles pourrait être envisagée de façon progressive, si la situation sanitaire le permet, pendant l’été, à partir des mois de juillet et/ou d’août. A cet égard, et sans volonté d’empiéter sur le domaine d’expertise des spécialistes de la santé, seules pourraient être autorisées à réintégrer l’école les personnes qui auront été testées au Covid-19, ne présentant pas de risque d’être contaminées ou de contaminer d’autres personnes. Ceci afin de réduire l’anxiété que générera nécessairement la réouverture des écoles et d’assurer ainsi un respect optimal des mesures qui seront prises. Étant donné l’incertitude relative à l’évolution de l’épidémie et le risque de voir surgir une seconde vague, il s’agirait dans tous les cas d’être ouverts à une modification des rythmes et du calendrier scolaires.

Par ailleurs, la réouverture des écoles devrait s’accompagner d’une certaine souplesse: il faut en effet anticiper que certains–enseignants ou élèves–ne seront pas en mesure de réintégrer leur établissement pour des raisons personnelles (hospitalisation ou décès d’un proche, nécessité de s’occuper des membres du ménage, etc.). De telles situations, qui seront sans doute loin d’être exceptionnelles, ne devraient en aucun cas menacer les personnes concernées en termes d’emploi ou de parcours scolaire.

La réouverture des écoles devra bien évidemment privilégier le rééchelonnement des apprentissages manqués pendant cette situation de confinement avec la nécessité qu’un véritable apprentissage différencié soit mis en place tout au long de l’année scolaire prochaine afin de résorber autant que possible les inégalités d’apprentissage générées par la situation de confinement.

Toutefois, la fonction d’instruction ne doit pas se cantonner à tout prix aux programmes existants. Une flexibilité à l’égard des contenus et des programmes scolaires doit être de mise, à la mesure des types d’apprentissage et des niveaux d’enseignement, en s’inspirant de pédagogies alternatives. La situation que nous vivons est une occasion unique pour construire des projets éducatifs transversaux et interdisciplinaires autour des causes et des conséquences du Covid-19 (sanitaire, biologique, politique, historique, géographique, philosophique, débat d’idées…). C’est une occasion unique de conduire les élèves à construire une réflexion citoyenne sur l’organisation sociétale dans un monde globalisé, sur le rapport aux autres et aux valeurs, sur le vivre-ensemble. C’est une occasion unique de conduire les élèves, sur la base de leurs réflexions collectives, à construire et à mener des projets d’action collective.

Enfin, des dispositifs d’accompagnement psychologique, individuels et collectifs, devront être mis en place afin que l’École soit aussi un lieu d’écoute et de parole sur les manières dont le confinement a été vécu, notamment émotionnellement.

En tout état de cause, la situation exige que les mesures qui seront prises soient originales et innovantes. Nos pratiques traditionnelles ne pourront être qu’inadaptées au caractère inédit de la situation que nous vivons.

(1) http://www.fapeo.be/cp-resultats-enquete-confinement/

Références

Galand B., 2020, Le numérique va-t-il révolutionner l’éducation? Les Cahiers de Recherche du Girsef, n° 120, 1-18.

Jaffé Ph.D., Moody Z., Piguet C., Zermatten J. (Eds) (2013). Harcèlement entre pairs: Agir dans les tranchées de l’école. Actes du 4e Colloque printanier de l’Institut universitaire Kurt Bösch et de l’Institut international des Droits de l’enfant, 3 et 4 mai 2012. Sion: Institut universitaire Kurt Bösch.

Nguyen C.T., 2007 Continuité et discontinuité de la dépression chez les jeunes Canadiens en transition de l’adolescence à l’âge adulte: Portrait descriptif et facteurs de risque. Thèse présentée à la Faculté des études supérieures En vue de l’obtention du grade de Philosophiœ Doctor (ph.D.) en Santé Publique, option Épidémiologie, Montréal, Université de Montréal.

Willingham D. T. (2012). Ask the Cognitive Scientist: Why Does Family Wealth Affect Learning? American Educator, 36(1), 33-39.