Contribution signée Chloé Allen (FNRS-UCLouvain) et P. Jérémie Piolat (FNRS-UCLouvain)
Migrations et discriminations: droit de se confiner/obligation de se déconfiner pour se confiner
Depuis le début du confinement, les acteurs de terrain de Chloé Allen témoignent d’un abandon de l’Etat concernant leur santé physique et mentale. Beaucoup lui expliquent leurs conditions de vie insalubres en centre d’accueil. Malgré ses efforts, Keita, un jeune demandeur d’asile, ne peut respecter les mesures de santé publique, contraint à partager une petite chambre avec six autres personnes dans un centre de plusieurs centaines de résidents. D’autres présentent des signes inquiétants de contamination sans pouvoir consulter un médecin ou être testés. «Nous avons peur» explique Keita, «nous sommes livrés à nous-mêmes». Il explique par ailleurs qu’au début, par peur d’être contaminé, il quittait le centre pour se cacher, seul, toute la journée dans un bâtiment désaffecté. Pour lui, se confiner passait par un déconfinement, une fuite des conditions sanitaires mortifères du centre. Il tentait de se protéger lui-même, au risque de se faire interpeler dans la rue lors de contrôles policiers. Face à l’injonction de mesures impossibles à appliquer dans le centre (par manque d’espace et de savon, absence de masques, de gants et de tests), il se sent «sacrifié» par l’Etat et se prépare à une contamination inévitable. Beaucoup parlent de leur rapport douloureux au temps. En contexte de pandémie, le flou maintenu à propos des mesures à venir ainsi que celui concernant les impacts de la maladie sur les retards pris dans leur procédure d’asile devient insoutenable. Les terrains de Chloé Allen l’amènent aussi dans les lieux de vie de personnes sans-papiers. Aujourd’hui dans l’incapacité de payer leur loyer, nourrir leurs enfants et subvenir à leurs besoins médicaux, beaucoup se trouvent acculés face à la décision sanitaire du confinement. Sabrina explique que ces mesures font sombrer sa famille dans une précarité financière extrême (1) et prévient de l’urgence imminente de trouver des solutions: «je sens que les gens sont inquiets, la tension monte». Pour les premiers, le confinement n’en aura jamais été un puisqu’«enfermés avec la mort» comme le dit Keita. Pour les seconds, privés de leurs revenus et sans protection sociale, la survie devient une urgence vitale.
Les interlocuteurs de J. Piolat, migrants et enfants de migrants, s’affirment ouvertement pro-confinement. Non pas que ce dernier les réjouisse, mais ils semblent le percevoir comme leur seule ressource de protection en temps d’incurie sanitaire. «Pas de masques, pas de gel, on est obligés de se mettre en prison», témoigne ainsi Carol, congolaise musulmane. Sur les réseaux sociaux, les remarques ironiques d’interlocuteurs belge-marocains relatives au non-respect du confinement sont récurrentes. Il en va de même de la critique, faisant souvent montre d’un humour tranchant, relative au flou des discours des gouvernants belges et français, vu comme le signe du déni de leur incapacité d’anticipation de la pandémie. Le ton des posts est plus sérieux et révolté lorsque ces interlocuteurs évoquent «le courage des soignants», «la démolition du système de santé publique» ou,encore, le fait que les «classes les plus modestes» (caissiers de supermarché, manutentionnaires, éboueurs), soient obligées de travailler. Le ton est également grave lorsqu’est évoquée la «violence policière sur les racisés» (2) (3) en temps de pandémie. Selon les interlocuteurs de J. Piolat, la pandémie révèle autant qu’elle exacerbe les inégalités sociales, quelle que soit la source qui les détermine.
Recommandations
A la lumière du vécu des acteurs de terrain de C.Allen, des questions émergent: Comment assurer la santé publique face au Covid-19 en l’absence de protection de certains habitants de Belgique en période de pandémie? Quelle responsabilité de l’Etat belge dans la mise en risque de mort de populations fragilisées faisant face à un impossible confinement? Comment penser le déconfinement sans la protection administrative, sociale, financière et sanitaire de tous les habitants présents sur le territoire? Certains interlocuteurs de terrain de C. Allen souhaitent également éclaircir le flou autour des délais de leurs demandes d’asile et des conditions sanitaires de leur déconfinement. Ils et elles souhaitent être mis en sécurité dans des espaces adaptés au confinement leur permettant de prendre soin de leur santé, et avoir accès à des tests, gants, masques et médecins.
Les interlocuteurs de J.Piolat ne voient pas d’un œil serein la fin du confinement, eu égard au flou du discours et à la faiblesse des mesures prises par les gouvernements belges et français. Le déconfinement ne leur semble envisageable qu’à la condition d’un éclaircissement du discours des politiques, et de l’instauration de mesures de dépistage et de protection (masques) généralisées. Par ailleurs, les enfants de migrants perçoivent le temps du confinement comme risquant d’être inévitablement celui d’un conflit social exacerbé, auquel prendront part, entre autres, les travailleurs de la santé et les travailleurs précaires ayant dû s’exposer. Enfin, les interlocuteurs de J. Piolat s’étonnent du fait qu’il n’y ait aucune personne descendante de migrants dans le groupe d’expert travaillant sur le déconfinement.
En conséquences, en tant que chercheur.e.s, nous nous autorisons à énoncer les recommandations suivantes en perspective du déconfinement:
- Suivant l’exemple du Portugal qui annonce une protection temporaire de personnes sans-papiers jusqu’au 1er juin (4), en suivant la recommandation de la commune de Forest (5), une régularisation de toutes les personnes sans-papiers en Belgique devrait être mise en œuvre; ceci en vue d’endiguer la crise sanitaire et de permettre une cohérence des mesures de santé publique.
- Nous basant sur les témoignages des interlocuteurs de J. Piolat, nous pensons que le temps du déconfinement, si l’on veut qu’il soit pacifié, doit être celui de l’explication: sur la mondialisation, sur la production délocalisée de certains produits assurant l’autarcie sanitaire, sur les garanties que donneront les gouvernements relativement aux politiques de santé et de réparation pour ceux ayant été exposés, pour les malades et pour ceux ayant perdu leur travail et des proches.
- Il est nécessaire également que la frange de la population belge, issue de l’immigration maghrébine, subsaharienne ou turque, soit représentée dans le groupe d’expert.
- Enfin,il est important que la lumière soit faite le plus rapidement possible sur les circonstances de la mort du jeune Adil à Anderlecht.
(1) Voir aussi: https://plus.lesoir.be/291678/article/2020-04-01/coronavirus-larret-du-travail-au-noir-laisse-les-sans- papiers-exsangues
Références
Agier M., (Ed.), 2018, La jungle de Calais, Presses Universitaires de France, Paris.
Balibar E., 2001, Nous, citoyens d’Europe? Les frontières, l’Etat, le peuple. Editions La Découverte, Paris.
Balibar, E. 2002, Politics and the Other Scene, Verso Books, London
Fassin D., (Ed.), 2010, Les nouvelles frontières de la société française, Editions La Découverte, Paris.
Fassin D., 2011, La force de l’ordre, La Découverte, Paris.
Fassin E., 2009, La démocratie sexuelle contre elle-même. Les contradictions de la politique d’«immigration subie» , Vacarme, Paris, (N° 48).
Guenif-Souillamas N., 2006, Le balcon fleuri des banlieues embrasées, Mouvements (no 44), p. 31-35., DOI 10.3917/mouv.044.35, France.
Piolat J., 2017, Un respect non feint, Journal de l’alpha, 207, Bruxelles.