Penser la sortie de crise du Covid-19 au regard des pratiques vidéoludiques

Contribution signée Thibault Philippette (UCLouvain), Olivier Servais (UCLouvain), Bjorn-Olav Dozo (ULiège), Bertrand Grimonprez (UCLouvain), Gloria Michiels (UCLouvain).

Face à cette crise en cours et à celle plus globale qui s’annonce, il nous semblait important de pouvoir contribuer à la réflexion sur les risques mais aussi les opportunités d’actions de cette période de déconfinement à partir de notre champ d’expertise: celui de l’étude des environnements médiatiques et des jeux vidéo.

Préambule: le poids de la technosphère sur la biosphère

Afin de contrer l’épidémie du covid-19, des mesures fortes et d’urgence ont dû être prises, et cela a été salué par plusieurs voix politiques d’horizons (démocratiques) très différents. Pourquoi? Parce que la santé, et derrière cela la valeur de l’humain, a été symboliquement portée au-devant de toute considération. Et pourtant, si on retire ces aspects de fond, il s’agit de mesures totalitaires sur la forme (mise en place d’une structure unique de décision, influence directe sur les conditions de la sphère personnelle et privée, etc.). Ce n’est pas sans conséquences personnelles, mais cela a été bien accepté en général car la biosphère (la vie, l’être humain et le vivant, la protection individuelle, la santé) semble avoir un rôle prioritaire pour beaucoup d’entre nous, au-delà des convictions.

Aujourd’hui, alors qu’un groupe d’experts (GEES) issus du monde médical mais aussi économique se réunit pour travailler sur le déconfinement, plusieurs voix commencent à s’élever et les tensions idéologiques réapparaissent derrière l’«union nationale» des mesures de confinement. Une explication que nous avançons est que là où la santé est associée à la biosphère, l’économie (à l’instar des médias ou du droit, par exemple) est associée à la technosphère, aux instruments créés par l’homme pour servir en principe les hommes. Les études médiatiques, depuis les études pragmatiques et les approches critiques (Maigret, 2015; Winkin, 2014), ont démontré cependant au travers de différentes enquêtes que si certains individus ont une vision émancipatrice de cette technosphère comme condition démocratique (accès à l’information, à la justice, au travail), d’autres au contraire la considèrent comme un ensemble d’instruments de contrôle et d’aliénation servant essentiellement une minorité de personnes (Servais, 2020). Cette défiance vis-à-vis de la technosphère est d’autant plus forte, selon nous, si une sphère intermédiaire est ignorée dans le processus de participation: celle de la sémiosphère (Bougnoux, 2002), qui renvoie au langage et donc au sens, pris à la fois en tant que direction (politique) mais aussi comme compréhension (culture/éducation). En tant que direction, si des choix ont été acceptés entemps de crise au nom de la biosphère, ce ne sera certainement pas aussi simple en sortie de crise au nom de la technosphère. Il nous semble ici important de ne pas croire que les raisons des citoyen·ne·s d’accepter les mesures de confinement aient été les mêmes, et ne pas bien comprendre toutes ces raisons au sortir du confinement pourrait conduire à une «crise de valeurs» en sus de la crise sanitaire et économique. Ensuite, cette situation exceptionnelle a engendré une dégradation des conditions de vie de la majorité des personnes, sauf que la compréhension et la pénibilité de la situation a été radicalement différente d’une personne à une autre, pour des milliers de raisons qu’il serait difficile d’énumérer (conditions matérielles, familiales, etc.). Sur le plan numérique, c’est en tous les cas un formidable stress test de la fracture numérique et sociale en Belgique. Les jeux vidéo peuvent pourtant aider à anticiper certaines situations de crise et à mieux les gérer, si on est toutefois soucieux que ces pratiques soient accompagnées, afin d’en éviter les dérives.

Nos environnement numériques: ces pharmakons du confinement

Bernard Stiegler (2016), et depuis quelques années qu’a émergé le concept de digital humanities (humanités numériques), souligne que nos objets techniques sont des pharmakons, c’est-à-dire à la fois des remèdes, des poisons et les bouc-émissaires de nos sociétés postmodernes, aux potentialités autant émancipatrices qu’aliénantes. Force est de constater que la crise du covid-19 met en lumière ce constat de l’auteur. En tant que remèdes, ils ont été un formidable moyen de communiquer les mesures sanitaires et de distanciation sociale, un ensemble d’outils à disposition des personnes pour continuer leur activité professionnelle (parfois autrement) et maintenir le lien social avec la famille, et même de créativité avec une certaine vertu cathartique et de solidarité entre personnes. En tant que poisons, ils ont d’un côté augmenté la charge cognitive des «possédants» à des degrés divers, de par la convergence toujours plus renforcée entre sphères privée et professionnelle; ils ont d’un autre côté renforcé le sentiment d’exclusion et d’isolement d’autres citoyen·ne·s, par manque de capital économique (avoir) et/ou culturel (savoir), pour reprendre la distinction de Pierre Bourdieu (1979). Enfin, c’est ou ce sera le bouc-émissaire de plusieurs problématiques post-confinement (échecs scolaires, faillites dans certains secteurs, burn-out psychologiques, etc.). Suivant notre expertise, il nous paraissait important de contribuer à une courte exégèse «pharmacologique» du rapport aux écrans et aux jeux vidéo en cette période de confinement et aux leçons à tirer pour l’après.

Digital et jeux vidéo: remèdes contre la crise? (mieux comprendre)

Le thème des épidémies ou pandémies est assez récurrent dans les productions de jeux vidéo, comme nous le relevions dans une courte analyse ici: https://uclouvain.be/fr/decouvrir/virus-epidemies-et-pandemies-sont-dans-le-game.html

Pourtant, malgré leurs scénarios post-apocalyptiques frictionnels, ils sont de formidables outils pour interroger de nombreux enjeux de nos sociétés, et ces univers simulés ont des vertus pédagogiques qui permettent parfois de comprendre, d’anticiper et même d’agir (Philippette, 2015). Par exemple, les jeux Plague Inc. (Ndemic Creations, 2012) ou le jeu de société Pandémie (Filosofia ,2008) permettent de sensibiliser de manière ludique à quelques principes simples de propagation des virus. L’univers en ligne populaire de World of Warcraft (Blizzard Entertainment, 2004) a connu pour sa part une véritable pandémie en 2005 que les développeurs ont eu du mal à contrôler, le «sang corrompu» (voir explications: https://www.youtube.com/watch?v=2Yq-I4JRH7s), mais qui a intéressé des épidémiologistes car l’ampleur du phénomène a permis l’observation de nombreuses stratégies humaines de gestion de crise sanitaire «virtuelle».

Aussi, les jeux sont utilisés, même actuellement, pour trouver des solutions permettant d’aider la recherche sur les traitements et vaccins contre le covid-19 (ex.: coronavirus puzzle https://fold.it/). De manière plus fondamentale, les jeux et leur rhétorique procédurale (Bogost, 2010; Mateas, 2005) permettent de simuler et de tester l’influence positive et négative de certains paramètres dans une situation potentiellement réelle (ce n’est bien sûr pas leur fonction première), afin de mieux se préparer si un jour une telle crise devait advenir. C’est ainsi, par exemple, le cas de World Without Oil ( http://www.worldwithoutoil.org/) qui simule une pénurie mondiale hypothétique des ressources pétrolières et leurs conséquences actuelles.

Les jeux vidéo forment ensemble la première industrie culturelle au monde (voir notamment Woodcock, 2019), profitant des derniers développements technologiques (notamment en ligne [1]) mais aussi sociologiques et anthropologiques pour travailler leurs contenus. Leur force première réside dans leur capacité à générer des émotions au départ de l’action et des sens (Calleja, 2011), ce qui a une influence forte sur la mémoire des individus. En suscitant une émotion,on ancre plus facilement ce moment dans la mémoire de l’individu (Chadouf, 2006; Rimé, 2009). Par cette mobilisation des sens, il peut se créer petit à petit un imaginaire (numérique) et une meilleure compréhension de situations réelles complexes (Gee, 2003; Philippette, 2015).

Digital et jeux vidéo: poisons ou bouc-émissaires de la crise? (accompagner)

La situation de confinement va entrainer une augmentation significative des heures de jeux en ligne, chez les enfants et les adolescents dont les parents souhaitent une «baby-sitter numérique» pour souffler. La pratique vidéoludique et sur les réseaux sociaux augmente également chez les adultes dont l’activité professionnelle est rendue impossible ou très fortement limitée par le confinement. L’écran s’est hypertrophié. Il occupait déjà une place considérable au sein de plusieurs foyers que la situation de confinement n’a fait qu’exacerber. Et c’est sans parler des cas de foyers faiblement équipés dans lesquels l’accès à l’écran est devenu une nécessité d’inclusion (suivi professionnel, accrochage scolaire, etc.) avec parfois de fortes tensions car ces différents besoins ne peuvent pas être assouvis.

Le jeu constitue pour de nombreux psychologues un rêve, une échappatoire au monde actuel (Tisseron, 2012), une source d’évasion d’un monde terne et sans souffle, ce que Gaon dénomme «paradis artificiel» (Gaon, 2009). On peut compléter cette idée en disant que le jeu permet de trouver un univers qui sécurise dans un monde d’incertitudes (Chotard Fresnais, 2008). La distanciation physique forcée par cette crise conduit à une rupture de la socialisation que les individus tentent de compenser avec les activités ludiques en ligne (ex.: jeux vidéo, Skypéros ou réseaux sociaux). Or, la littérature montre clairement que la communication virtuelle ne remplace jamais totalement la socialisation physique, elle vient la compléter tout au plus (Turkle, 1996, 2012). On ne peut que s’interroger sur les conséquences psychologiques d’une telle période d’isolement physique et d’engagement émotionnel en ligne sur les repères sociaux de nombreuses personnes. La sortie de confinement, si elle ne tient pas suffisamment compte de ces réalités, risque d’avoir des conséquences problématiques à moyen et long termes.

Cependant, si ce rapport aux écrans et aux jeux vidéo est bien accompagné, il permettra de transformer chez beaucoup la recherche d’escapisme vis-à-vis du monde ambiant en un travail de résilience permettant de mieux réfléchir ce monde (McGonigal, 2011).

Recommandations

À la suite de ces éléments de réflexion, voici quelques-unes de nos recommandations:

  • Il nous semble nécessaire de réfléchir aux mesures de déconfinement en s’appuyant sur des enquêtes sociologiques représentatives des différents vécus de cette crise sanitaire au sein des foyers belges. A côté des difficultés sociales et économiques, il est important d’évaluer le vécu de ce rapport accéléré aux écrans et aux pratiques «en ligne».
  • En conséquence du point précédent, il nous semble important de réfléchir à des mesures d’accompagnement permettant aux individus de retrouver certains repères (familiaux, professionnels) à un rythme progressif. Ce bousculent des repères peut se traduire en «pertes» dont il va falloir prévenir les conséquences psychologiques négatives (par exemple, usage excessif des écrans chez lesjeunes et rapports familiaux, ou distanciation physique prolongée chez les aînés et modes de socialisation en ligne). Il peut aussi avoir apporté de nouveaux repères plus vertueux (ex.: appropriation d’outils et pratiques numériques plus créatives chez les enseignants) mais dont la pérennisation nécessite un travail de transfert en situation de déconfinement (ex.: par un accompagnement en éducation aux médias, cf. modèle Fastrez & Philippette, 2017).
  • Parmi les groupes particulièrement résilients à des périodes de semi-enfermement connectés, les hard gamers peuvent être érigés en un groupe-pilote particulièrement intéressant et dont les enquêtes ethnographiques montrent qu’ils sont complexes et ne se réduisent en rien aux caricatures de la culture populaire (Servais, 2019). Ils pourraient donner des pistes de résilience pour les liens courts à distance.
  • Enfin, les fictions en général et les jeux vidéo en particulier sont des terreaux permettant de réfléchir sur nos sociétés humaines. Comme le soulignait le philosophe Jacques Henriot (1969), les jeux sont davantage affaire d’abstraction que de distraction. À travers la simulation et leurs rapports aux émotions, les jeux peuvent être des outils, souvent collaboratifs qui plus est, au service d’une réflexion et de plans d’actions anticipation pour de futures crises. Or les jeux vidéo sont sous-utilisés, par exemple dans un cadre scolaire, alors qu’ils pourraient, en complément d’une parole partagée indispensable, servir de passerelles de réflexivité vers l’après.

(1) We Are Social, https://datareportal.com/reports/digital-2020-belgium

Références

Bogost, I. (2010). Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames. Cambridge (MA): The MIT Press. Bougnoux, D. (2002). Introduction aux sciences de la communication (2e édition). Paris: La Découverte.

Bourdieu, P. (1979). La distinction. Paris: Les Éditions de Minuit. Calleja, G. (2011). In-Game: From Immersion to Incorporation. Cambridge (MA): The MIT Press.

Channouf, A. (2006). Les émotions: Une mémoire individuelle et collective. Bruxelles: Éditions Mardaga.

Chotard Fresnais, A. (2008). World of Warcraft, de l’objet transitoire à l’aire transitionnelle [Diplôme Inter-Universitaire Addictions et Société]. Université de Nantes (France).

Fastrez, P., & Philippette, T. (2017). Un modèle pour repenser l’éducation critique aux médias à l’ère du numérique. tic&société, Vol. 11, N° 1, 85110. https://doi.org/10.4000/ticetsociete.2266

Gaon, T. (2009). L’échappée virtuelle: Futur délice ou délit de fuite? La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 77(3), 77–84. https://doi.org/10.3917/lett.077.0077

Gee, J. P. (2003). What Video Games Have to Teach Us About Learning and Literacy (1re éd.). New York (NY): Palgrave Macmillan.

Henriot, J. (1969). Le Jeu. Paris: PUF.

Maigret, É. (2015). Sociologie de la communication et des médias. 3e édition (3e édition). Malakoff: Armand Colin (Dunod Éditions).

Mateas, M. (2005). Procedural literacy: Educating the new media practitioner. On the Horizon, 13(2), 101–111. https://doi.org/10.1108/10748120510608133

McGonigal, J. (2011). Reality is Broken: Why Games Make Us Better and How They Can Change the World. New York: Vintage Books.

Philippette, T. (2015). Bien jouer ensemble. Une étude des activités de coordination des joueurs de jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs (MMORPG). Louvain-la-Neuve: Presses Universitaires de Louvain.

Rimé, B., & Moscovici, S. (2009). Le partage social des émotions. Paris: PUF.

Servais, O. (2020). Jeux video, nouvel opium du peuple? Paris: Karthala.

Servais, O. (2019). ‘No life’ Eschatology: The Incorporation and Avatarisation of Digital Eremitism, in A. Nixon, A. Possomai, The digital Social, De Gruyter, 195-215.

Stiegler, B. (2016). Digital Studies. Organologie des savoirs et technologies de la connaissance. Limoges: FYP Éditions.

Tisseron, S. (2012). Rêver, fantasmer, virtualiser: Du virtuel psychique au virtuel numérique. Markoff: Dunod Éditions.

Turkle, S. (1996). Life on the Screen: Identity in the Age of the Internet. London: Weidenfeld & Nicolson.

Turkle, S. (2012). Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other. New York (NY): Basic Books.

Winkin, Y. (2014). La Nouvelle Communication. Paris: Points.

Woodcock, J. (2019). Marx at the Arcade: Consoles, Controllers, and Class Struggle. Chicago (IL): Haymarket Books.