Contribution signée Ornella Vanzande (Université de Mons) et Jean-Alexandre Pouleur (Université de Mons)
Le logement, aujourd’hui, plus que jamais dans cette crise sanitaire, est devenu notre seul refuge; un allié pour certains, un cauchemar pour d’autres. A l’heure où chaque citoyen est emmuré dans son logis, les inégalités sociales se révèlent d’autant plus. Dans quel état émotionnel se trouvent les personnes dépourvues de jardin ou vivant dans des conditions précaires de logement? Qu’en est-il des citoyens faisant le choix de continuer leurs activités coûte que coûte, mettant en péril la santé de leur foyer, par préoccupations financières dans le but de conserver leur logement? Sommes-nous capables de mesurer l’angoisse supplémentaire due à des logements inadaptés à cette situation de crise? Sans oublier le sans-abrisme exposé grandement au virus. Avoir unjardin est devenu un luxe, vivre en centre-ville se révèle dangereux tant l’exposition au virus est grande, encore plus lorsque l’on dort dehors.
Les effets psychologiques et sociaux de cette situation sont extrêmement forts et la portée du problème devrait être élargie et non réduite au simple contrôle de l’épidémie ou encore à la relance de l’économie. Le modèle économique occidental nous a plongés au fil des dernières décennies dans une «marchandisation» (1) du logement (Rapport des Nations Unies, 2015, pg 4) alors qu’il est proclamé «droit» par l’ONU. Les études montrent à quel point le logement devient de moins en moins accessible pour les ménages à l’échelle mondiale (2), mais aussi régionale. L’IWEPS (2020 sur base des donnée sjusque2018) (3) montre que le prix des loyers augmente depuis 2005 plus vite que l’indice des prix à la consommation et ce poids accru du logement impacte encore plus certains groupes sociaux en situation de vulnérabilité.
Sachant que le droit au logement n’est pas un privilège, mais un besoin vital tant pour la santé physique que mentale (Chambon, 2020), la situation apparaît particulièrement alarmante. Il s’agit d’une priorité sociale ou plutôt sociétale, car elle impacte aussi l’économie et l’environnement (Chambon, 2020, n° 75- 76). Cette urgence préexistante depuis des décennies s’amplifie aujourd’hui avec la crise COVID-19. Selon la consultation d’acteurs de terrain, les demandes faites au CPAS pour une aide-logement explosent depuis quelques semaines. Au vu de différentes sources ponctuelles (Gertten 2019), la grève du loyer semble s’intensifier. La financiarisation du logement est telle que la mise au ralenti de l’activité économique, et par conséquent les pertes salariales des citoyens, ne permettent pas toujours de payer voire de conserver son logement. Les mesures de report des échéances par les banques résolvent en partie le problème à court terme, mais qu’en sera-t-il des conséquences à long terme. Et qui est réellement impacté? Et si la classe moyenne était la plus vulnérable?Paradoxalement, les personnes de la classe populaire, qui bénéficient d’un loyer adapté à ses difficultés financières, d’un revenu d’intégration ou d’aides éventuelles semblent a priori moins impactées par la précarisation. La pauvreté engendre bien entendu une certaine précarité, on doit faire des sacrifices souvent difficiles. Elles restent plus pauvres, mais sont sécurisées par les aides sociales. Elles sont souvent logées au sein de sociétés de logement public qui ont une mission sociale, ce qui n’est pas le cas du privé auquel fait appel la classe moyenne. Il n’en est pas moins certain pour les citoyens–notamment ceux de la classe moyenne–qui ne perçoivent qu’une partie de leur salaire (60 ou 70%) par une mise forcée au chômage économique par exemple, et qui se questionnent sur la capacité de remboursement de leur emprunt sur le long terme (4).
Il s’agit là d’impératifs sociaux qui remettent en question tant la qualité du logement proposé que l’accessibilité du logement par les citoyens. Les solutions architecturales progressent très peu au vu de l’évolution des besoins humains et les moyens financiers progressent peu eux aussi. Le parc immobilier depuis 50 ans s’adapte beaucoup trop peu aux nouvelles exigences sociétales (Vanzande et Pouleur, 2016). Pourtant ces facteurs sont en liens systémiques; un habitat qui ne répond pas à l’évolution des ménages met en difficulté ceux-ci. Si des propositions adéquates sont proposées et que le coût est trop élevé, les citoyens sont mis dans la précarité et doivent faire changer les formes de l’habitat (Vanzande et Pouleur, 2018). Si cette interactivité propre à l’ «écologie humaine» de l’habiter est bloquée par des normes, la liberté de construire est alors entravée voir prisonnière du système : le système dysfonctionne.
Et si la crise sanitaire Covid-19 devenait un révélateur, transformé en opportunité de progrès sociétal?
Comme à chaque crise, la dynamique entre le pouvoir étatique et le citoyen tend à se réinventer (Lemaire de Romsée, 2009, pg 96). Premièrement parce qu’il semble que les dirigeants sont soumis à la prise de décision due à l’urgence d’une crise, le citoyen a alors une liberté matérielle liée à son habitat. (L’après-guerre est une période qui–faute à l’Etat de ne pouvoir reconstruire le logement suffisamment vite et en suffisance–offre sans le vouloir plus de liberté aux citoyens qui autoconstruisent leur logement). Deuxièmement, et c’est ce point qui nous intéresse, cette crise sanitaire semble montrer qu’une part de la population développe sa «liberté de penser» en remettant en question ses choix–comme se réveillant de l’emprise métro-boulot-dodo–notamment en termes de consommation. Elle critique le modèle socio-économique dans lequel elle est boulonnée.
Il n’est donc pas rare de constater aujourd’hui une remise en question des valeurs (n’est-ce pas plus important d’élever nos enfants plutôt que de payer une tierce personne pour les garder nous laissant l’opportunité d’aller travailler?), des modes de consommation (n’ai-je pas avantage à consommer local plutôt que global?), mais également de la manière dont on consomme l’architecture. Cette crise n’aura-t-elle pas comme effet de désengorger les villes, foyer de diffusion rapide de la pandémie, au profit d’un accroissement des habitations en campagne? Sur le modèle de l’offre et de la demande, ces nombreux logements à vendre en centre-ville ne permettront-ils pas une chute du prix de l’immobilier permettant par la suite la propriété au plus grand nombre? Parallèlement, ce retour à l’essentiel ne permettrait-il pas de se questionner sur la forme réelle que doit encore prendre le logement aujourd’hui, sur la superficie adéquate, sur la nécessité d’un jardin? Est-il essentiel de se «ruiner» pour son logement au détriment d’une qualité «immatérielle» de vie? Que vont devenir les villas quatre façades nécessitant une capacité d’emprunt très importante? L’anticipation de ces changements ne serait-elle pas favorable à la mise en place de nouvelles formes de logement, telles que l’habitat léger, plus respectueux de l’environnement et beaucoup moins couteux? Au contraire, le covid-19 ne freinera-t-il pas les alternatives et dynamiques sociales prônant le partage dans l’usage?
Recommandations
Quelles propositions sociales, humaines, juridiques ou politiques aux défis radicaux à venir?
On l’aura compris, l’enjeu est de faire de l’habitat digne et à moindre coût pour moins impacter le budget des ménages, répondre aux besoins sociaux mais aussi l’environnement.
Étudier la liberté de construire des habitants (déjà initiée par Turner 1972, Oyón 2016) par la recherche-action devrait permettre de laisser l’initiative aux citoyens.
Cinq recherches devraient être menées simultanément et de manière coordonnée:
- Identifier les terrains opportuns à développer cette liberté de construire à moindre frais et les contraintes juridiques pour y arriver (dont celle liées à la propriété du foncier, à la reconnaissance claire de l’habitat léger notamment et plus largement, à l’éventualité de réinterroger les contraintes législatives sur les permis de bâtir et sur la tentative d’uniformisation du paysage urbain). Cette question englobe la question essentielle de la localisation de celui-ci sur le territoire en répondant aux besoins de l’habitat humain;
- Donner aux communes les moyens de comprendre la situation socio-économique propre à leur territoire et développer des scénarii politiques en fonction des situations locales afin de favoriser son émergence;
- Travailler la dynamique des acteurs particulièrement complexe de cette nouvelle manière d’envisager l’habitat avec les communes, le pouvoir le plus proche des citoyens;
- Former les architectes et les entreprises à accompagner ce mouvement;
- Mettre en place des structures citoyennes donnant l’accès aux habitants à l’autoconstruction.
(1) «De plus en plus, le logement est considéré comme une marchandise et non comme un bien social et un droit fondamental de l’homme».
(2) Leilani Farha, rapporteuse spéciale des Nations unies sur le logement convenable, constate par exemple «qu’en trente ans, dans le grand Toronto, les prix de l’immobilier ont grimpé de 425% en moyenne, tandis que le revenu familial moyen n’a augmenté que de 133%. Ce phénomène mondial, loin de connaître une pause, s’amplifie». Gertten Fredrik, réalisateur, Chassé des villes, Push, 2019, 7’50 [en ligne], https://www.arte.tv/fr/videos/084759-000-A/push-chasses-des-villes/
(3) Ghesquiere François, Évolution des loyers (du marché privé et des logements sociaux), 2020 [en ligne], https://www.iweps.be/indicateur-statistique/loyers-en-wallonie/
(4) Ils sont mis dans une situation de grande précarité (pas encore de pauvreté). La grande précarité peut être celle du trader qui gagnait des millions et se retrouve à la rue. C’est beaucoup plus insécurisant, donc précaire (Furtos, 2009). La classe moyenne est dans une situation de ce type. Ils peuvent tout perdre, se retrouver à la rue alors qu’ils ne sont pas du tout familiarisés avec les démarches avec une aide publique, alors que les CPAS sont saturés… Ils ne sont donc pas actuellement plus pauvres, mais risquent d’être nettement plus précaires que des bénéficiaires actuels qui se sont adaptés à la situation.
Références
Chambon Nicolas, «Le logement d’abord», Rhizome 2020/1-2 [en ligne], https://www.cairn.info/revue-rhizome-2020-1-page-174.htm
Furtos Jean, De la précarité à l’auto-exclusion, Editions Rue d’Ulm, collection «La rue? parlons-en!», 2009.
Gertten Fredrik, réalisateur, Chassé des villes, Push, 2019, https://www.arte.tv/fr/videos/084759-000-A/push-chasses-des-villes/
Ghesquiere François, Évolution des loyers (du marché privé et des logements sociaux), 2020 [en ligne], https://www.iweps.be/indicateur-statistique/loyers-en-wallonie/
Lemaire de Romsée Judith, «La grammaire participative, Théories et pratiques architecturales et urbanistiques 1904-1968 », thèse de doctorat d’architecture, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Ecole Doctorale d’Histoire de l’Art Architecture, 2009.
Nations Unies, Le logement convenable en tant qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant, Rapport de la Rapporteuse spéciale (Leilani Farha), 4 aout 2015.
Oyón José Luis, Marta Serra-Permanyer, «John Turner, un architecte geddesien», Espaces et sociétés 2016/4 (n° 167), p. 43-61.
Turner John, «La liberté de construire» («Freedom to build»), Collier Macmillan Ltd, 1972, 228 pg.
Vanzande Ornella, Pouleur Jean-Alexandre, «La diversification des typologies de logement au service de la complexification des besoins et attentes des habitants», in «Systemic continuities and interactions between architecture and social systems», Bruxelles, Belgique, 2016.
Vanzande Ornella, Pouleur Jean-Alexandre, «Emergence de nouvelles typologies architecturales» in «Symposium HERA – Transmettre un monde habitable aux générations futures: l’apport de la recherche», Mons, Belgique, 2018.