Contribution signée Vinciane Despret (ULiège) et Olivier Servais (UClouvain)
Rites funéraires, inclusion et lien social
Depuis l’annonce des mesures de confinement, chacun connait, de près ou de loin, dans son entourage des personnes affectées par le coronavirus. Comment faire face au deuil, à la mort en temps de coronavirus?
Or que sont des funérailles? Il s’agit bien sûr de célébrer l’importance du décès pour donner du sens à la mort, pour la comprendre et l’accepter. La question de la reconnaissance de l’injustice est également centrale. Mais c’est aussi, sociologiquement, la célébration du départ d’une personne, membre du corps-social, un rite extrêmement fondamental présent dans presque toutes les sociétés humaines. Dans les sociétés de haute modernité comme la nôtre, la mort est angoissante, d’aucun parle de déni. Elle est la fin d’un être unique, d’un lien interpersonnel, et pour ses proches elle est un drame. On la retarde au maximum par un système hospitalier imposant, une idéologie de la prolongation grâce aux technologies, mais ainsi d’inégalités foncières entre individus.
Au lieu de la transcendance de salut, égalitaire, et institutionnelle d’autrefois, nous nous dirigeons maintenant vers des funérailles “émotionnelles” et “authentiques”, expression de participation sociale et de proximité relationnelle. En l’absence de certitudes sur l’au-delà, devenu quelque peu hypothétique pour la plupart des esprits modernes, et dans un contexte de crise des institutions traditionnelles du sens, les nouveaux dispositifs funéraires se concentrent sur la célébration communautaire.
Ces cérémonies sont des moments essentiels parce qu’elles permettent d’une part de rendre hommage,d’affirmer qu’une vie qui comptait a été vécue et qu’on en gardera la mémoire. Aussi laïques soient nos sociétés, ces cérémonies affirment la conviction que ces hommages sont désirés par les défunts, et qu’on le leur doit. Elles prennent acte et répètent l’importance de la vie, de toute vie, et en même temps assurent la mémoire de chacune d’entre elles, la continuité des existences et d’une histoire commune.
D’autre part, ces cérémonies sont l’occasion de la réactivation des liens sociaux, on y affirme l’importance de la solidarité face à la mort, et surtout elles permettent aux amis et aux proches d’offrir leur soutien aux endeuillés durement touchés par la perte (Ryan,2012; Despret, 2014: 4-23). Les réactions suscitées par l’absence contrainte de ces moments sociaux cruciaux en dit long sur leur indispensabilité et sur les multiples fonctions qu’ils assuraient. Le cas des émeutes pourrait en ce sens être analysé comme une célébration alternative pour exorciser inégalités et injustice, faute de cérémonie digne de ce nom.
Enjeux funéraires en contexte de confinement en Belgique
Le lockdown a en outre remis en question tous les rites du rassemblement de l’humain et du lien social (mariage, fêtes religieuses, matchs de football nationaux…). Or ces ritualités (religieuse ou laïques) jouent un rôle fondamental dans le sentiment d’appartenance à des collectifs plus larges que les proches, voire à la société. On a privilégié un rapport au corps physique individuel comme corps vulnérable au détriment de l’entretien d’un corps social activateur de liens. Ainsi pour préserver le corps social, on demande au citoyen de confiner leurs corps physiques y compris dans la dernière étape où celui-ci est au centre de tout: sa disparition définitive. En effet le cas symptomatique par excellence de cette divergence majeure, et qui explicite les dimensions de la crise (symbolique, sociale et politique), est la faiblesse de la prise en compte des funérailles dans leprocessus de gestion de crise.
Car, en effet, les pratiques funéraires ne font pas l’objet de consignes claires, parfois sont révélatrices d’injustices structurelles, celles-ci évoluent, on refuse que les proches puissent venir. Puis on accepte seulement quelques-uns, pour raison sanitaire. C’est comme si le pilotage oubliait le pourquoi de leur mission: ce n’est pas seulement sauver des organismes biologiques, c’est sauver une société.
Or, dans une société d’hyperindividualisme, où le politique a une faible légitimité sociale et où le lien social lui-même s’atrophie, ce type de moment est tout à fait fondamental. Par empathie, mais aussi pour exorciser peur et colère, célébrer le départ des autres est essentiel. C’est d’autant plus important pour des groupes sociaux qui se sentent en déficit de participation sociétal. Ne pas pouvoir célébrer un défunt pourrait être perçu comme l’ultime humiliation, et le déni absolu de reconnaissance.
Les dernières années ont vu s’approfondir le besoin de participation et d’expression personnelle au cœur des cérémonies. La participation de chacun, selon son lien au défunt ou selon sa sensibilité est devenu un passage obligé et désiré. Un nombre croissant de cérémonies inclut régulièrement une dimension ou un moment participatif. C’est une manière individuelle, pour chacun, de pouvoir rendre hommage au défunt et à la relation unique que le disparu entretenait avec le proche.
Parallèlement, dans un monde de mobilité, mais aussi d’amitiés virtuelles à distance, on a vu la montée en puissance d’une virtualisation de ce type de cérémonies funéraires. Cette dynamique est conjointe avec la multiplication de lieux de mémoire en ligne où déposer émotion et messages d’amitié. La dimension participative y est centrale. Loin de se substituer aux cérémonies non virtuelles, elles en assuraient la continuation, voire l’amplification. Chaque proche, quelle que soit la nature de son lien au défunt, peut témoigner de son attachement à ce lien. Ces cérémonies sont centrées sur la vie ici-bas en l’absence d’une certaine vie au-delà, en honorant la mémoire du défunt, et sont une invitation au deuil collectif (Oses, 2013).
Il est dès lors tout à fait fondamental de prendre en compte cette dimension d’expression funéraire participative en temps de crise sociétale amplifiée par une crise épidémiologique. Faire l’impasse sur cette dimension serait non seulement irrespectueuse vis-à-vis des disparus et de leurs proches, mais symboliquement et politiquement constituerait une amplification du trauma et de la colère sociale sur la longue durée. A fortiori face à un évènement, la catastrophe sanitaire, où chacun se trouve contraint à la passivité, et qui barre la route à toute possibilité de participer.
Par ailleurs, nombre de musulmans, quant à eux, ont été confrontés à l’impossibilité de faire rapatrier leurs défunts dans leur pays d’origine, selon les souhaits de ces derniers. La contrainte de procéder à l’inhumation sur place est déjà difficile pour ces personnes, et risque de l’être d’autant plus que les parcelles confessionnelles (peu nombreuses) vont vite être saturées. Des aménagements concrèts devraient donc être proposés.
Recommandations
- La possibilité de rendre hommage à son défunt est un droit pour chaque citoyen, et il doit être un devoir pour l’Etat de le faire respecter. En contexte d’épidémie, si pour des raisons sanitaires, la proximité du corps mort n’est pas souhaitable, on ne peut priver des proches ou des parents d’une forme de célébrations en présence du mort.
- Les solutions digitales pour les cérémonies funéraires existent et permettent d’élaborer un hommage à distance physique du corps (Servais, 2015, 2017) pour toute ou partie de la famille. Afin de maintenir une dimension sociale, ces célébrations numériques peuvent être une modalité d’expression complémentaire si ce moyen fait sens pour la communauté particulière du défunt. En tout état de cause, il faut éviter que ce moment soit un vide existentiel de participation au deuil pour ceux qui le souhaiteraient.
- Les acteurs des différents cultes devraient être associés de manière structurelle à une prise en charge systématique de la question du deuil des personnes décédées en contexte de Covid-19. Des solutions pragmatiques alliant expertises philosophiques ou religieuses et épidémiologiques devraient être généralisées. Un groupe de travail devrait être au plus vite mis en place, qui prendrait acte non seulement des plaintes et des requêtes, mais également des initiatives déjà inventées. Il proposerait des initiatives inventives et imaginatives visant à rendre ces cérémonies praticables, sur un mode ou sur un autre. Des propositions pourraient être faites via les professionnels qui ont à s’occuper du traitement des défunts, les entreprises funéraires, les responsables des cultes et les services funéraires des communes, les services hospitaliers. Des initiatives existent déjà, qu’elles soient collectives, comme celle du poète Carl Norac—un collectif de dizaines de poètes s’est constitué en un temps record en Belgique pour offrir un texte aux familles endeuillées—, ou d’ordre plus privé (comme dans le cas de la cérémonie de funérailles du jeune Charles Johnen à Monzen). On pourrait également soutenir des initiatives visant à permettre (voire encourager) aux familles de «refaire» une cérémonie digne de ce nom, lorsque les mesures de confinement seront moins strictes. Certaines cultures avaient déjà mis en place ce type de rituels—par exemple les secondes funérailles, lorsque les premières n’ont pas pu être assurées de manière suffisante, sans qu’il soit besoin de repasser par les étapes de la mise en terre.
Références
Despret V. (2014). Les morts utiles. Terrain 62: 4–23.
Osés Bermejo JJ. (2013). Les conceptions de l’après-mort chez les jeunes Belges francophones en Wallonie et à Bruxelles: transactions symboliques et recompositions de l’objet «religion». Social Compass 60(1): 59–78.
Ryan J. (2012). The digital graveyard. In: Whitehead N. and Welsch M. (eds). Human no more. Digital subjectivities, unhuman subjects and the end of anthropology. Boulder: The University of Colorado Press, 71–87.
Servais, O. (2015). Funerals in the World of Warcraft: Religion, polemic, and styles of play in a videogame universe, Social Compass, 62(3): 362–378.
Servais O., (2017). Cérémonies funéraires dans World of Warcraft. Révélateur des sociabilités en ligne? Frontières, 28/2 http://retro.erudit.org/revue/fr/2017/v28/n2/index.html?ticket=b6a27428a79fa2c9bab4888e- b12c01f9