Contribution signée Thierry Amougou (UCLouvain)
Que révèle le confinement de nos sociétés capitalistes modernes?
Lorsque les sociétés capitalistes modernes sont à la ramasse, mieux, à ramasser, on ne voit ni traders, ni banquiers, ni spéculateurs, ni industriels, ni actuaires, ni actionnaires pour mettre les mains dans le cambouis. Ceux que nous voyons au four et au moulin, et la Belgique ne fait point exception à ce constat, ce sont des travailleurs généralement mal payés et sous-estimés dans la grille des valeurs néolibérales: des médecins, des infirmiers, des aides-soignants, des travailleurs sociaux, des chauffeurs de bus, des caissières, des ambulanciers, des forces de l’ordre, divers fonctionnaires, des réservistes, des éboueurs, des livreurs… Le confinement rappelle ainsi ce qui est essentiel à la société et à sa continuité. Il met en lumière tant les activités accessoires à nos vies, celles sans lesquelles le monde peut continuer sans problèmes (traders, spéculateurs, actionnaires…) et des activités sans lesquelles il s’arrêterait ou serait difficilement vivable (soins, éducation, administration, sécurité, alimentation, habitat, information…).
Il en résulte que les secteurs prioritaires pour des investissements futurs destinés à mieux rémunérer les travailleurs et à améliorer leur capacité d’un meilleur travail à la société sont ceux des soins, de l’éducation, des administrations, de la sécurité sociale, de l’alimentation et de l’habitat social.
Outre cette dimension, le confinement met aussi en exergue le fait que l’État, malgré le discours dominant favorable à sa modestie et à sa frugalité, devrait demeurer l’acteur central dans l’organisation des sociétés capitalistes modernes. Les marchés financiers en particulier et le Marché en général n’ont rien fait pour combattre le covid-19. Toute la responsabilité est revenue à l’État dans la mise en place du confinement comme technologie politique de lutte contre la pandémie. «La main invisible d’Adam Smith» a complètement disparu de la circulation en laissant toute la charge à un État pourtant qualifié d’incompétent par la doxa néolibérale. Le Marché serait-il efficace uniquement pour l’accumulation privée et lorsque tout va bien? L’État compétent seulement lorsque tout va mal?Le confinement milite pour l’évidence suivant laquelle les sociétés capitalistes modernes auraient été dans une situation encore plus critique sans un État capable de mettre en place une politique sanitaire nationale en faisant fonctionner la raison d’État comme intérêt général. Quelle aurait été la situation si les sociétés occidentales avaient attendu que le Marché autorégulateur organisât le confinement et assurât une meilleure allocation des ressources pour combattre le covid-19? N’est-ce pas une hécatombe encore plus grande comme le prouve le cas américain où la santé de l’économie a pris le pas sur celle des populations?
Le confinement, sur le plan écologique, fait baisser la pollution en Europe suivant l’Agence Spatiale Européenne: «Le satellite Copernicus Sentinel-5P a récemment cartographié la pollution atmosphérique à travers l’Europe et la Chine et a révélé une baisse significative des concentrations de dioxyde d’azote – coïncidant avec les strictes mesures de quarantaine. Les concentrations chutent partout, même dans les villes de Paris, Rome et Madrid» (1). «Le ciel est si clair que les Indiens revoient distinctement les sommets de l’Himalaya pour la première fois en trente ans» (2). Non seulement le covid-19 préfigure modestement les conséquence qu’un réchauffement de la planète peut avoir sur les sociétés, mais aussi ces effets positifs du confinement sur la qualité de l’air renforcent l’origine anthropique de la question climatique. La question climatique ne doit donc pas seulement être introduite dans toute politique publique comme étant la nouvelle question sociale du 21ème siècle, mais aussi devenir une priorité dans les décisions d’investissements dans tous les domaines.
L’inégalité et la pauvreté sont d’autres caractéristiques des sociétés capitalistes modernes. Leurs conséquences dévastatrices ont été confirmées par le covid-19. Le confinement s’est mis en place sous l’hypothèse implicite, d’après le néolibéralisme, que tous les acteurs sont égaux dans le marché. Autrement dit,chaque individu a un pouvoir d’achat pour s’approvisionner, possède une maison où se confiner et dispose des capacités d’accès aux services de santé. Il s’avère que le renforcement des inégalités en Occident que soulignent les derniers travaux de Thomas Piketty et de Joseph Stieglitz (3) montre que cette hypothèse est fausse et explique pourquoi les pauvres sont ceux qui paient le covid-19 et le confinement au prix fort. Les inégalités et la pauvreté se renforcent sous le néolibéralisme et démultiplient le caractère meurtrier de la pandémie sur les populations pauvres. L’heure est donc au renforcement de l’État-providence à travers le renforcement de l’État-social et non à la continuation de l’État-social dit actif où la sécurité sociale perd sa dimension collective pour répondre aux incitations individualistes, du marché et des new public management.
En ce qui concerne l’économie, lecovid-19 et le confinement montrent que ni offre, ni demande ne peuvent exister sans une société en bonne santé, c’est-à-dire en capacité de travailler, de consommer et de produire.
La condition de possibilité d’une économie florissante est donc la santé d’une société et de ses populations. Elle constitue le premier facteur de production sur lequel il faut investir en priorité. L’autre facteur de production essentiel que met en exergue le confinement est la solidarité. Elle se montre plus utile et plus forte pour une société que la concurrence du Marché. Des investissements dans ce sens sont à encourager.
Crise de sens, de responsabilité et des priorités
Le confinement nous remet donc quelque peu les idées à l’endroit et les pieds sur terre. Il pose la question du sens, de la responsabilité et des priorités des politiques publiques menées dans de nombreux pays occidentaux depuis la révolution conservatrice de 1979 sous la houlette de Reagan et de Thatcher.
Quel est le sens de l’orientation néolibérale des politiques publiques menées jusqu’ici si le Marché, institution centralisée depuis 1980, n’est responsable de rien, considère que tous les Hommes sont égaux en dotation/pouvoir et disparait lorsqu’un problème collectif comme la santé sociétale apparait?
Quel sont les travailleurs à favoriser et les secteurs prioritaires dans nos sociétés lorsqu’on se rend compte que traders, spéculateurs, actuaires, actionnaires et banquiers, malgré leur compétence, sont largement mieux rémunérés et mieux considérés dans les sociétés néolibérales que l’infirmier, l’aide-soignante, le médecin, l’instituteur, le réserviste et les travailleurs sociaux qui risquent leur vie pour assurer la continuité de la vie et soigner les sociétés capitalistes malades?
Sont-ce les marchés financiers, les indices boursiers et les indicateurs quantitatifs comme le PIB qui constituent le sens de nos sociétés où, comme le révèle le confinement, la sécurité économique et sociale des populations et la solidarité?
Recommandations
Pour redonner du sens aux sociétés capitalistes européennes, pour responsabiliser leurs investissements, les rendre durables écologiquement et prioritaires dans les secteurs et les travailleurs pour lesquels le confinement a montré le caractère irremplaçable dans la continuité de la vie, il faut de la monnaie, le nerf de la guerre. Orientation discrétionnaire impossible de nos jours en Europe où le monétarisme de Milton Friedman et des Chicago-boys domine la conception de la monnaie, la pensée sur la monnaie et la politique monétaire depuis les années 1980.
En effet, la monnaie, suivant cette théorie/idéologie friedmanienne, est un voile au sens où elle ne sert que d’intermédiaire aux échanges des produits réels. Toute inflation devenant de ce fait d’origine monétaire (4),la politique monétaire ne peut être efficace qu’à court terme tant que les agents économiques sont frappés d’illusion monétaire. Elle est complètement inefficace à long terme où elle entraîne de l’inflation. La gestion monétaire qui en découle a donc principalement trois volets. Premièrement une création monétaire arrimée automatiquement à la conjoncture économique de telle façon que la masse monétaire baisse lorsque l’économie est en surchauffe et augmente pour alimenter une croissance molle. Deuxièmement, la promotion d’une BCE indépendante qui ne va s’occuper que de la lutte contre l’inflation pour préserver la valeur de la monnaie (l’Euro). Troisièmement, le trésor public comme canal public de création monétaire est supplanté par des entreprises privées dans la création monétaire (les banques commerciales).
Avec une monnaie devenue un bien privé entre les mains d’entreprises privées et gérées de façon idéologique par une Banque centrale européenne indépendante, les États européens modernes n’ont pas seulement perdu le principal levier de leur action politique, économique et sociale, mais aussi enregistré un recul démocratique au sens où la Banque centrale indépendante n’a de compte à rendre à personne d’autre qu’à elle-même. Il va donc sans dire que retrouver du sens dans les investissements, orienter ceux-ci vers les secteurs révélés vitaux par le confinement et le covid-19, soutenir des politiques de lutte contre le réchauffement climatique et les inégalités, favoriser le travail et les travailleurs utiles à la société puis redonner des ressources à la sécurité sociale via le renforcement de l’État-social, exigent, non une BCE indépendante et une monnaie neutre, mais une BCE responsable et une monnaie non neutre. Cette responsabilité implique tant la prise en compte dans toute politique monétaire des interconnexions entre l’économie, les inégalités, la pauvreté, l’écologie, la prospérité et le bien- être que la possibilité pour les États de recréer de la monnaie via le canal du trésor public de façon à mener une politique monétaire dont la lutte contre l’inflation n’est qu’une modalité de la responsabilité contrairement à la situation actuelle où le dogmatisme anti-inflationniste devient une éviction de la responsabilité de la monnaie et de sa politique monétaire sur la pauvreté, les inégalités, le réchauffement climatique et la sécurité sociale. Nous proposons de refaire de la monnaie un bien commun géré de façon responsable par des Etats dont la politique encastre l’économie, laBCE et sa politique (schémaci-dessous). Mettre en place cette logique est la clé à tout changement de politique et d’orientation en Europe et en Belgique.
(2) Marine Benoit, «Baisse de la pollution liée au Covid-19: en Inde, les sommets de l’Himalaya visibles par endroits pour la première fois en 30 ans», https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/pollution/baisse-de-la-pollu-tion-liee-au-coronavirus-les-sommets-de-l-himalaya-visibles-en-inde-pour-la-premiere-fois-en-30-ans_143362.
(3) Joseph Stiglitz, 2012, Le prix de l’Inégalité, Paris, Les liens qui libèrent; Thomas Piketty, 2013, Le capital au 21ème siècle, Paris, Seuil. (2) L’inflation actuelle montre que toute inflation n’est pas d’origine monétaire. Elle peut aussi être le résultat d’un confinement qui entraîne un choc d’offre (contraction) et un choc de demande (hausse brusque d’une demande de précaution et concentrée de certains produits).