La voie des masques

Contribution signée Bénédicte Fontaine (UCLouvain) et Pierre-Joseph Laurent (UCLouvain) (1)

La défiance citoyenne révélée par la «politique des masques» (2)

La pandémie causée par le Covid19 est une évidence sanitaire, provoquée par un virus objectivable. Mais la gestion de cette pandémie est-elle tout aussi objectivable dès lors que la prise en charge par les États de la quarantaine et du confinement se déroule en fonction de paramètres relevant de l’arbitrage politique et du possible et pas seulement de l’objectivité scientifique? Dans sa simplicité, pour tout un chacun, le masque devient un bon révélateur de cet arbitrage et du possible.

L’arbitrage: les stocks de masques périmés détruits, non renouvelés au motif d’économie budgétaire. La désindustrialisation et les délocalisations mettent en lumière l’imprévoyance, les fragilités, les limites d’une gestion à flux tendus où l’arbitrage politique se fait surtout comptable et financier (3). La conséquence: la mise en place d’un pont aérien entre la Chine et des pays européens devenus dépendants (main d’œuvre trop chère, marge bénéficiaire insuffisante), avec un fond de guerre industrielle et logistique (allongement de la chaîne d’approvisionnement [4]), animé par la convoitise et l’arbitrage du plus offrant.

Le possible: au-delà des enjeux sanitaires (de la barrière physique du masque et le fait qu’il ne rend pas invincible, au risque d’annihiler les autres consignes, distanciation, lavage des mains, confinement strict), les politiques du possible du masque (pénurie, pas de masques, masques qui se déclinent pour les populations en chirurgicaux ou en artisanaux) indiquent la manière dont les États traitent de la relation avec leurs citoyens et communiquent à ce propos: le masque obligatoire et imposé à tous (Chine), le masque exigé pour sortir (Autriche), le masque comme une prise en considération de l’intérêt collectif (Taïwan, Hongkong, CoréeduSud), comme une mobilisation de l’inventivité du secteur informel pour aider la nation (Bénin, Cameroun), ou comme une opportunité commerciale à saisir (le business Covid) – flambée du prix des masques en RDC, reconversion des chaines de production au Maroc –, le masque déclaré non nécessaire en dehors des soignants (France, Belgique) ou encore sa recommandation et son port laissé à l’appréciation des individus (États-Unis, Brésil).

Au-delà de la communication officielle, devenu en quelques semaines un objet de préoccupation de la vie quotidienne, le masque et la «politique du masque» sont aisément décodés, analysés, évalués, interprétés, par chacun d’entre nous, en relation à son environnement de travail et de vie (5).

Au regard des enjeux mobilisés, sanitaires, économiques et financiers, la «politique du masque» dévoile crument à la population les enjeux, voire les contradictions des décideurs. Elle pointe les limites d’une gestion politique qui ne serait pas au service du plus grand nombre. Ce petit masque signale au grand public la crédibilité de décideurs politiques qui mobilisent la science pour justifier les possibles du moment. Le masque est pour le moment dit «scientifiquement inutile et même déconseillé», mais l’Académie de Médecine le recommande… (6) Deviendra-t-il obligatoire lorsqu’on en disposera? Là se niche la question de la confiance entre les élites, les politiques et les citoyens; elle est cruciale pour penser le déconfinement, au regard du devenir de la cohésion de la société de l’après-crise.

Penser le déconfinement, au regard de la cohésion sociale de l’après-crise

Les politiques de quarantaine et de confinement, de protection et de prévention impliquent plusieurs niveaux de perception. Mais tout un chacun se confronte à l’obligation de prendre sa propre mesure du virus qui est un rapport primordial à soi, à l’autre, à la vie et à la mort (7). Cette prise en considération pour soi se traduit par l’invention de nouvelles routines de la vie quotidienne, entre les membres de son unité de confinement, dans l’intériorisation des gestes de la distanciation, dans l’utilisation du gel, du masque. Ces gestes modifiés de la vie quotidienne relient chacun de nous, en pensée, au virus, et nous inscrivent dans une conscience générale, locale, régionale, planétaire, de la pandémie (8).

Dans ce quotidien modifié par le Covid19, du rapport que chacun d’entre nous entretient au masque, et de notre confrontation, par la pluralité des médias interposés, à ces «politiques du masque» émergent la prise de conscience, aujourd’hui généralisée, des inégalités de protection face à la pandémie, une prise de conscience qui, par associations, percale des inégalités dans le confinement aux inégalités aujourd’hui au sein de la société. Ainsi, ce simple masque, comme un symbole de la possibilité de se protéger, conduit à délier la parole concernant un paradoxe qui désormais saute aux yeux: les travailleurs en première ligne, les indispensables, les applaudis sont aussi les victimes de la crise économique. La prise de conscience de la fracture de la société se renforce, car le confinement, vécu par tous, se décline différemment selon les classes sociales, les métiers – ceux qui ont dû cesser les activités, leurs commerces, ceux qui sont au chômage, ceux peuvent travailler à distance et ceux qui ne le peuvent pas, le personnel soignant, celui des maisons de repos, caissièr(e)s, livreur(se)s, facteur(trice) s, éboueur(se)s, magasinier(e)s, conducteur(rice)s –, il se décline aussi selon le fait d’être une femme (le plus souvent en charge du foyer et du soin, voire d’une certaine promotion à la production artisanale), sans-abris, mais aussi entre les pays et les continents.

Cette pandémie n’est pas une crise passagère. Par sa durée, le confinement et surtout le déconfinement qui nous attend (durée de la crise économique qui suivra, le temps long du remboursement des dettes contractées pour faire face à la pandémie) prennent le temps de s’installer dans les consciences. Crise aux multiples conséquences, elle affecte déjà la cohésion sociale, avec des risques majeurs de polarisation de la société (chômage, pauvreté) et de son implosion, avec le renforcement des radicalismes de droite et de gauche. Ces radicalismes s’alimentent du clivage qui divise les groupes sociaux entre ceux qui veulent que tout rentre dans l’ordre au plus vite et comme avant et ceux pour qui la crise sanitaire a crument mis en lumière leurs conditions de vie, mais aussi ceux qui s’inquiètent des conditions de survie de l’humanité aux regards des bouleversements environnementaux. La pauvreté va s’étendre dans les sociétés occidentales, les disparités entre les continents vont s’accroitre entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, sans parler de la lutte entre la Chine et les États-Unis. La croissance sera durablement affectée et la priorité absolue est la remise en route de l’économie, des marchés, avec les questions du financement de la crise et du remboursement de la dette (pour des durées de 10, 20 ou 30 ans). Une évidence, mais chacun d’entre nous, à la suite de son expérience de la pandémie, peut désormais adresser cette question: avec quelles finalités?

Au regard des données en présence, le déconfinement ne pourra pas se penser comme un retour à la normale. Le déconfinement ne se résumera pas à une question épidémiologique, économique, financière. Entendu comme la gestion dans la longue durée de la crise économique et sociale causée par la pandémie, le déconfinement concerne directement la cohésion sociale et le pacte sociétal pour les prochaines décennies (9). Le déconfinement implique de se poser plusieurs questions, dont celles des conditions de production, du sens du collectif et de la gestion des risques dans un monde globalisé. Le déconfinement nécessitera de l’imagination, au regard des solutions novatrices et inédites à mettre en place. Autant de défis auxquels les dirigeants politiques, mais aussi les diverses élites seront convoqués de gré ou en raison de la pression de la rue. Quels seront les arbitrages politiques de la société de l’après-déconfinement?

Recommandations

«Prendre le pouls» de la société pour aborder de manière inclusive le temps long du déconfinement.

Nous vivons, chacun d’entre nous, un moment qui questionne certaines de nos évidences. Que voulons-nous pour l’après de la pandémie?La confrontation à la pandémie du Covid19 érode la cohésion sociale et le pacte sociétal car cette situation pousse chacun à s’interroger autrement sur les conditions de production, le sens du collectif et de la gestion des risques dans un monde globalisé.

Prendre le pouls de la société

Comment:

Une consultation, ouverte à un large public, organisée par un site Internet et des canaux complémentaires (selon des modalités à définir pour éviter les exclusions – fractures numériques – et les dérives); il devrait aussi être question de solliciter les représentants de secteur (associations syndicales, patronales, sectorielles, aide à la jeunesse, lutte contre la pauvreté, etc.); il devrait aussi être question de s’adosser à des interlocuteurs de terrains (travailleurs sociaux, chercheurs sur le terrain).

Avantages:

1. Permettre à ceux qui le souhaitent de s’exprimer (susciter la participation, le besoin de considération et de reconnaissance des personnes) 2. Réduire les frustrations induites de la défiance envers certaines élites déconnectées 3. Collecter les idées et surtout pouvoir relever les grandes catégories de questions émergentes 4. Produire des synthèses 5. Discussions, arbitrages, actions 6. Participer au maintien de la cohésion sociale et du pacte sociétal pour les prochaines décennies

Inconvénients: Ne pas sous-estimer les risques de dérive (nécessité de modérateurs) ni méconnaitre les problèmes relevant de la fracture numérique ou de l’aisance rhétorique, ce qui laisserait nécessairement de côté une large part de la population, sans doute d’ailleurs la plus fragilisée par la situation. Ces deux limites nécessiteront de concevoir un processus capable d’inclure ces contributions au risque de donner l’impression de renforcer l’exclusion (et la défiance). Aspects opérationnels:

1. Des thèmes à discuter pour lesquels chacun peut contribuer; à titre simplement d’exemple:

  • Place de la santé dans la société
  • Financement, crédits, dettes, remboursement, condition de production
  • Ce qui devrait être considéré comme des biens publics
  • Quel type d’emploi promouvoir dans une économie post-pandémie
  • Type de consommation et filières d’approvisionnement
  • Cohésion sociale, lien entre les composantes de la société, type de démocratie à promouvoir dans ce contexte post-Covid
  • Place des jeunes, rôle des formations
  • Place du numérique, Internet et réseaux sociaux, etc.

2. Des propositions concrètes d’actions pourraient être formulées sur le site Internet en relation aux thèmes apportés par chacun.

3) Organisation de la consultation qui vise à : «prendre le pouls de la société par Internet et par des canaux complémentaires»

  • Réfléchir au principe de mise en œuvre et de gestion de cette «prise de pouls»: étude/consultation. Éventuellement, en fonction des possibles, une gestion parrainée et articulée entre le politique (le parlement, les élus) et la recherche publique: toutes les universités du pays (avec un comité scientifique comptant des représentants des départements d’anthropologie, économie, philosophie, psychologie, sociologie pour synthèses, tendances,ateliers).
  • Modération des contributions sur Internet pour chaque fil des thèmes et chaque fil des propositions concrètes (afin d’éviter les dérives).
  • Dépouillement, synthèses par les scientifiques.
  • Restitution par les scientifiques au monde politique, aux représentants de secteur et débat général animé par le politique.
  • Débat, appropriation, arbitrage, programme par le monde politique.

(1) Le titre de la contribution, «La voie des masques», paraphrase le célèbre titre de Claude Lévi-Strauss (Plan,1979).

(2) Nous remercions Danielle Bastien, Yves Drugmand, Justine Masseaux, Patrick Sergent pour leurs commentaires d’une première version de ce texte.

(3) Soupiot, A., La gouvernance pour les nombres, Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, 512 p.

(4) Tsing, A., Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017, 415 p.

(5) Voir à propos de ce processus: Goffman, I., La Mise en scène de la vie quotidienne (tome1), Paris, édition de Minuit, 1973 (trad. fr), 256 p.

(6) Communiqué de presse de l’Académie Royale de médecine du 11/04/2020: «recommandation covid-19: le port de masques par la population en période de confinement et pendant le déconfinement» (http://www.armb.be/index.php?id=covid19).

(7) Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, 386 p.

(8) Voir aussi Lévinas, E., Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, LGF, 1971, 347 p. et Appadurai, A., Condition de l’Homme Global. Paris, Payot, 2013, 421 p.

(9) Eraly, A., Autorité et légitimité. Le sens du collectif, Toulouse, Erès, 2015, 249 p.