Le Covid 19, révélateur du problème carcéral

Contribution signée Yves Cartuyvels (Université-Saint-Louis-Bruxelles), Olivia Nederlandt (Université Saint-Louis-Bruxelles) et Marc Nève (Université de Liège)

La prison, le noyau dur de la peine moderne

La prison s’est imposée comme la peine de référence en Occident à la fin du XVIIIe siècle. Succédant au «spectacle punitif» de l’Ancien Régime, elle s’impose dans le fil d’un double discours humaniste et utilitariste. Humaniste, dès lors qu’il s’agit de mettre fin à la cruauté ritualisée de peines corporelles qui assimilent le bourreau au délinquant et, dans certains cas, suscitent plus de compassion que de rejet à l’égard de ce dernier (1). Utilitariste, car la prison devient le relais idéal d’une pénalité de calcul, fondée sur la plus grande dissuasion d’une peine certaine et proportionnée à la gravité du délit.

Très rapidement, la prison se voit également associer un idéal de correction: assumant l’héritage de la pénitence chrétienne, la peine privative de liberté doit contribuer à réformer l’âme du condamné pour en refaire un citoyen ou une force de travail au service de la société. Cet objectif-là sera un échec. Dès le début du XXe siècle, les réformateurs de la prison s’empoignent sur les meilleurs moyens de penser une prison correctrice capable d’amender et de resocialiser les condamnés. Mais rien n’y fait, le constat est là: instrument de gestion des illégalismes des classes populaires–les «classes dangereuses»–, la prison est un lieu de non droit; elle est une scène de violence et plutôt que de réformer les âmes, elle enfonce le condamné dans une culture de la déviance et nourrit la récidive.

Répondre à l’échec de la prison: réformes et peines alternatives

La fin du XIXe siècle introduit un certain nombre de réformes. Le régime punitif se sérialise en fonction de la dangerosité du délinquant. Emerge l’idée que si les plus dangereux (les récidivistes, les aliénés délinquants) doivent pouvoir rester en détention au-delà du régime d’une peine classique, les moins dangereux (délinquants primaires) doivent par contre pouvoir quitter la prison avant l’exécution totale de leur peine, voire éviter celle-ci. Ce sera, en Belgique, l’introduction d’une loi sur la libération conditionnelle et les condamnations conditionnelles en 1888. L’initiative répond au constat proféré tout au long du siècle: la prison n’amende pas, elle ne traite pas, elle ne resocialise pas. Plus de temps on y reste, plus de chances on a d’y revenir.

Face à ce constat, d’autres initiatives sont prises dans la deuxième moitié du XXe siècle et au début du XXIe pour désengorger les prisons. C’est le temps des «alternatives»: alternatives à la détention préventive (une grand partie de détenus ne sont pas des condamnés mais des prévenus en attente de jugement), alternatives aux poursuites (médiation pénale, travail d’intérêt général au stade du parquet) et peines alternatives (peine de travail, peine de probation autonome, peine de surveillance électronique) se multiplient. En même temps, s’élabore un droit de l’exécution de la peine et une «juridictionnalisation» de son contrôle pour réintroduire plus de droit et diminuer l’arbitraire dans l’exécution de la peine.

Mais rien n’y fait: les alternatives ont beau se multiplier, elles restent des «alternatives» qui, à défaut d’être érigées en peine de référence unique pour certaines infractions, ont bien du mal à mordre sur le réflexe carcéral (2). Malgré les réformes régulières de la détention préventive, malgré la diversification des peines, malgré les multiples modalités d’aménagement de l’exécution de la peine, les prisons restent surpeuplées. De même, le durcissement des conditions d’octroi des aménagements de peine ou la construction de nouvelles prisons demeurent le premier réflexe pour répondre à des peurs diverses, pas nécessairement justifiées par une augmentation des chiffres de la délinquance enregistrée, plus régulièrement liées à la médiatisation d’un fait divers spectaculaire.

Le Covid-19 en prison: révélateur d’un problème structurel ancien

Autrefois, les murs de la prison devaient effrayer et dissuader. Aujourd’hui, ils sont censés nous rassurer. Autrefois, la prison était assumée comme peine unique. Aujourd’hui, elle n’est censée intervenir qu’en «dernier recours». A deux siècles d’écart, deux discours différents. Mais une réalité identique: sous l’emprise d’un «populisme pénal» qui ne désarme pas, la peine de prison reste la référence, que seule peut-être la surveillance électronique sera un jour en mesure de contester: mais d’une peine privative de liberté dans les murs à une peine privative de liberté hors les murs, c’est toujours d’une peine privative de liberté qu’il s’agit, même si celle-ci s’ajuste à l’hybridation progressive entre des sociétés disciplinaires à vocation normalisatrice et des sociétés de contrôle à dominante gestionnaire.

Aujourd’hui, à l’heure du Covid-19, la population carcérale est touchée de plein fouet. Les prisons sont encore et toujours surpeuplées. Les conditions de détention s’aggravent et portent clairement atteinte aux droits fondamentaux des détenus, déjà secoués ces derniers mois par les grèves du personnel pénitentiaire. Les soins sont lacunaires et cette question, qui n’est pas neuve (3), prend aujourd’hui une résonnance particulière. Et si la situation est grave pour les détenus, elle ne l’est pas moins pour le personnel pénitentiaire appelé, plus que jamais, à travailler dans des conditions précaires. A cet égard, la crise du Covid-19 ne fait rien surgir de neuf: elle révèle au grand jour les conditions de précarité que connaissent les divers acteurs de l’univers carcéral (4).

La prise de position du Conseil central de surveillance pénitentiaire, le 30 mars 2020, est éclairante (5). Rappelant la situation critique dans les prisons face à l’épidémie, en dépit des efforts déployés par l’administration pénitentiaire, les directions et le personnel, le Conseil souligne certes la nécessité, d’aménager, à l’intérieur des prisons, le régime de la détention pour répondre à la crise mais il souligne aussi la nécessité de limiter au maximum la population carcérale. Vu le risque de crise sanitaire et sécuritaire (le confinement, pratiquement impossible en prison, est aussi source de tensions et d’émeutes possibles), leConseil estime qu’il est aujourd’hui «urgent de réduire drastiquement le nombre de personnes détenues», en limitant strictement les nouvelles incarcérations et en assouplissant les conditions de sortie.Libérer les personnes en détention préventive, surseoir à l’exécution des peines d’emprisonnement, recourir de manière accrue aux alternatives à l’emprisonnement, anticiper la libération des personnes susceptibles d’être libérées avant terme, libérer provisoirement pour raisons médicales les personnes les plus vulnérables ou encore octroyer une grâce collective font partie des leviers mobilisables à cet effet.

Profiter de la crise pour repenser la place de la prison

En matière de politique de peines comme dans d’autres domaines, la crise du Covid-19 peut déboucher sur deux voies. Soit, il s’agira au plus vite de refermer la parenthèse en estimant que «ceci n’est pas une crise» mais un accident de parcours et que le plus urgent sera de continuer après comme avant. Le Covid-19 «est une fatalité qui ne dit rien de notre système» tweetait récemment le président du MR, G.L. Bouchez. Business as usual. On continuera alors à construire de nouvelles prisons, à commencer par le méga-centre de Haren, en sachant–ceci est une très vieille loi en matière pénitentiaire–que l’offre conditionne la demande et que ces nouvelles prisons, une fois construites, seront très rapidement saturées à leur tour, appelant inexorablement la construction de nouveaux établissements. A l’intérieur des murs, on continuera à faire l’impasse sur un droit à la santé et une véritable politique de soins pour les détenus, alors même que la loi de principe concernant l’administration des établissements pénitentiaires et le statut juridique des détenus du 12 janvier 2005 prôneun traitement équivalent en matière de santé dans et hors les murs de la prison.

Soit, la mesure est prise qu’il s’agit d’une vraie crise, de celles qui mettent en pleine lumière des anomalies qui nous empêchent, en ce domaine comme dans d’autres, de penser et de fonctionner après comme avant. Ceci reviendrait alors à questionner fondamentalement la place faite à la prison comme mode de contrôle social dans des sociétés démocratiques fondées sur le droit. Il nous faut réduire drastiquement le recours à la peine privative de liberté, qu’elle se situe dans ou en dehors les murs; ériger d’autres peines non privatives de liberté en sanction principale et non plus uniquement en «peine alternative»; favoriser une logique réparatrice là où c’est possible, tout le monde a à y gagner. Et il faut s’interroger sérieusement sur les profils socio-économiques de la population pénale et en tirer les conséquences politiques sur un modèle de développement social qui, aux antipodes de tous les appels à la solidarité entendus ces dernières semaines, crée inégalités et précarité, discrimination et criminalisation.

(1) Voy. M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

(2) Voy. Y. Cartuyvels, Ch. Guillain, Th. Slingeneyer, The development of alternative sanctions in the Belgian context: introduction, in S. Bernardi (dir.), Prison overcrowding and alternative sanctions in Europe: European sources and national legal systems, Napoli, Casa Ed. Jovene, 2016, pp.116-121.

(3) https://www.atsp.be/appel/

(4) Y. Cartuyvels, O. Nederlandt, M. Nève, La prison face au covid19: zoom sur un angle mort de la démocratie, Chronique Carta Academica, Le Soir, mise en ligne le 30 mars 2020 (https://plus.lesoir.be/292621/article/2020-04-06/la-prison-face-au-covid19-zoom-sur-un-angle-mort-de-la-democratie)

(5) Communiqué du Conseil central de surveillance pénitentiaire, 30 mars 2020 (http://oipbelgique.be/fr/?p=1097).