Contribution signée Larissa Romariz Peixoto (Université de Mons) et Jean-Alexandre Pouleur (Université de Mons)
Depuis le début de la crise sanitaire, des voix se lèvent pour dénoncer un système jugé en bout de vie. Les arguments utilisés sont d’abord d’ordre environnemental: la vie régie par une consommation irresponsable, le pillage des ressources et le massacre impitoyable par l’homme des autres formes de vie sur la terre. Les arguments sont également politiques: le désinvestissement progressif de l’Etat dans les fonctions primordiales comme la santé; même les acteurs les plus libéraux s’en remettent à l’Etat pour gérer la crise et venir en aide aux citoyens et entreprises implantées. La financiarisation de l’économie et la dépendance des pays vis-à-vis de décisions et entreprises situées à l’autre bout de la planète sont aussi pointées du doigt.
Si ces constats ne sont pas neufs, la situation exceptionnelle que vit la planète avec la pandémie liée au COVID-19 les rend dorénavant audibles. Elle met indiscutablement en lumière la profonde déconnexion entre nos sociétés et nos territoires, décriée depuis une décennie par les territorialistes italiens. Le plus célèbre d’entre eux, Alberto Magnaghi, décrit un processus d’évolution selon lequel notre civilisation «instantanée», appuyée par les technologies et régie par des systèmes financiarisés de production, de consommation et de décisions globales s’est progressivement débarrassée du territoire (Magnaghi, 2014). Parmi les conséquences de cette situation, l’auteur cite non seulement la prolifération de la pauvreté, mais aussi l’abandon du soin du territoire et donc de ses ressources en eau et en énergie. Il décrit une rupture majeure des relations culturelles et environnementales avec la terre et les savoir-faire locaux. Mais Magnaghi décrit également une autre conséquence que la crise actuelle ne cesse de nous révéler: la perte des liens sociaux.
L’isolement auquel nous sommes assignés rend visible la décomposition sociale de nos sociétés. La course en avant nous isole plus qu’elle nous lie. Mais tout à coup nous nous tournons vers nos voisins, nous les voyons dans leurs jardins, sur leurs balcons ou à leurs fenêtres. Nous prenons aussi conscience que les espaces publics de quartier ont une importance primordiale pour les relations de proximité.
Privés des contacts humains, les citoyens se voient malgré eux propulsés dans une caricature extrême des modes de vie où les relations virtuelles deviennent la norme, où le contact physique est devenu un rêve. C’est «l’espace des flux» (Castells, 1999) globalisant et aérien, l’espace des décisions et des sociétés en réseaux qui prennent le dessus sur l’espace des lieux. Paradoxalement, ces mêmes citoyens hyperconnectés sont cloués à leur lieu premier de vie: le logement.
C’est précisément la transformation fondamentale de la vie, de l’espace et du temps engendrée par la déconnexion entre «l’espace des flux» et «l’espace des lieux» et explorée par Castells que la pandémie requestionne.
Requestionner notre relation avec l’espace
Les scénarios de l’après-crise développés par l’IWEPS (Claisse, 2020), bien qu’exploratoires et assez distincts entre eux, laissent apparaitre des préoccupations communes telles la sécurité alimentaire et la solidité des liens sociaux de notre société. Si ces questions étaient marginales, voire inaudibles jusqu’il y a peu, elles deviennent brusquement vitales. Dans l’une comme dans l’autre, c’est bien de rapport avec l’espace et les lieux dont il est notamment question.
Quel rapport entretenons-nous avec l’espace que nous occupons, à savoir, la rue, le quartier, la ville, la vallée,le paysage? Sont-ils devenus exclusivement un support froid et technique aux activités essentiellement économiques (Magnaghi, 2014)? Peut-on dire que ce même rapport nous fait oublier les savoir-faire locaux, les ressources, l’histoire et les liens sociaux qui en découlent au profit d’activités économiques détachées et facilement délocalisables?Oublions-nous que nos paysages sont eux-mêmes devenus des produits financiers, façonnés au profit de la grande industrie agro-alimentaire ou de la marche en avant de l’urbanisation? A contrario,cette crise sanitaire ne se révèle-t-elle pas être un tremplin pour la construction de liens forts avec les agriculteurs et producteurs locaux?
Le rapport aux lieux est par essence complexe, reflet des productions culturelles, politiques, économiques et sociales (Alphandéry, Bergues, 2004) et c’est précisément ce rapport qui est élevé au grade de clé pour le changement sociétal dans le cadre de nombreux projets territoriaux en cours. De la reconnexion avec l’histoire locale opérée à Loos-en-Gohelle (1) en France à la stratégie de gouvernance et d’aménagement du bassin hydrographique de l’Escaut (2), en passant par la structuration de la ceinture alimentaire des agglomérations de Liège (3) et Charleroi (4) en Belgique, nombreuses sont les stratégies territoriales visant un établissement de nouveaux rapports aux lieux et in fine, un rapprochement entre citoyens et territoire.
La crise nous permet d’interroger plus largement ce rapport en réinventant nos liens, en requestionnant nos modèles démocratiques.
Des nouvelles gouvernances, du retour à la terre et des mécanismes de sociabilisation.
La sortie du confinement doit s’accompagner de mesures qui laissent la place à de nouvelles gouvernances construites autour des lieux de vie, des savoir-faire et des ressources délocalisables. Une sorte de nouveau projet territorial.
Au départ des villages, des quartiers, des lieux de vie, de panels citoyens soutenus par les pouvoirs publics et appuyés par des experts se verraient confiés la mission de réfléchir à un projet de territoire basé sur les ressources et savoir-faire locaux. Les clés d’entrée de la réflexion seraient l’approvisionnement local en ressources alimentaires et la rupture avec l’isolement social. En toile de fond, le rapport des citoyens à leur territoire, leur lieu de vie et l’espace public.
Les pouvoirs publics seraient les facilitateurs de la démarche, favorisant le regroupement des acteurs de l’agriculteur à l’urbaniste, de l’association de jeunes aux habitants retraités.
A l’image d’initiatives de budgets participatifs comme à Porto Alegre ou encore d’expériences de responsabilisation citoyenne proposées pour le quartier de Josaphat à Bruxelles, cette nouvelle gouvernance impliquerait débats démocratiques, moyens financiers et supports techniques pour spatialiser idées et projets. Il est vrai que la crise étant mondiale, des solutions internationales sont attendues et souhaitables, qu’elles soient sanitaires, économiques ou scientifiques. Des sujets tels le revenu universel, la régularisation des immigrés ou demandeurs d’asile, des assouplissements financiers pour les remboursements des emprunts restent des questionnements fondamentaux gérés aux à l’échelles nationale, européenne, voire mondiale.
Il ne reste pas moins vrai que la durabilité des solutions ne pourra être garantie que si celles-ci sont territorialisées, si elles rapprochent définitivement les personnes entre elles et avec les lieux.
(1) Melin, 2013.
(2) Projet Dostrade, Interreg IV France-Wallonie-Vlaanderen
(3) Projet Ceinture Aliment-Terre liégeoise
(4) Projet Ceinture Alimentaire Charleroi Métropole
Références
Alphandéry, Pierre et Bergues, Martine, 2004. Territoires en question: pratiques des lieux, usages d’un mot. In: Ethnologie francaise. 2004. Vol. 34, n° 1, p. 5-12.
Castells, Manuel, 1999. Le pouvoir de l’identité. L’ère de l’information. [en ligne]. Paris: Fayard.
Claisse, Frédéric, 2020. COVID-19: Quatre scénarios pour l’après-crise. In: Les nouvelles des possibles. Notes de veilles prospectives de l’IWEPS. avril 2020. n° 2.
Le Bailly, David et Courage, Sylvain, 2020. Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie. In: Nouvel Obs [en ligne]. 18 mars 2020.
Magnaghi, Alberto, 2014. La biorégion urbaine: petit traité sur le territoire bien commun. Paris : Editions Etérotopia.
Melin, Hélène, 2013. Loos-en-Gohelle, du noir au vert. In: Multitudes. 2013. n° 52, p. 59-67.